Le présent livre est présenté dans son introduction comme un recentrage philosophique de l’idée de l’Europe destiné à aider cette dernière à s’identifier, sous peine de se diluer dans le rien. Dès le début, le propos est posé : l’identité est fondamentale, toute l’histoire de l’humanité en est irriguée. N’existe que ce qui peut être défini : « tous les mythes cosmogoniques nous le rappellent : les êtres ne sortent pas du vide, mais du Chaos, comme on le voit chez Hésiode. (…) Le ou les créateurs forment des êtres à partir du Chaos par l’acte de séparation. Il n’existe pas d’identité sans une séparation préalable, délimitant les frontières que porte le nom. » En somme, l’universel est second par rapport au particulier.
Félix Croissant, pour le SOCLE
La critique positive de L'Identité de l'Europe au format .pdf
L’Europe est atteinte d’une maladie mortelle, le déni de soi. Sous la direction de Jean-François Mattéi, professeur de philosophie grecque, et de la philosophe Chantal Delsol, auteure de l’introduction, un groupe d’intellectuels a entrepris de lutter contre cette maladie, chacun à sa façon, à travers ses thèmes de prédilection. L’Islam ne manquera pas d’être abordé dans un chapitre dédié, tout le monde s’entendant pour dire qu’il a au moins le mérite d’avoir révélé les symptômes d’une Europe qui a perdu « la pasiòn »… mais bien que sa lecture vaille amplement le coup, la présente critique positive ne s’arrêtera pas sur ce chapitre car l’apport de l’Islam demeure secondaire, tout comme elle ne s’arrêtera pas sur les nombreuses critiques négatives de l’Europe contemporaine auxquelles nous sommes tous familiers. Ce qui signifie que ne sera pas abordée… la contribution de Jean-François Mattéi, lamentation fort pertinente mais aussi fort rancunière.
L’identité géographique de l’Europe
On commence avec l’identité géographique de l’Europe, par le géographe et démographe français Gérard-François Dumont. Ce chapitre aborde la question à travers deux branches de la géographie : celle qui décrit la surface de la Terre et ne s’intéresse pas aux activités humaines, et celle arrêtée par des institutions pour fixer des identités géographiques. À la question « l’Europe est-elle un continent ? », Dumont répond prudemment. La première branche, régie avant tout par la géophysique, nous place arbitrairement dans le continent eurasiatique. La question est alors de savoir si l’Europe et l’Asie sont des parties du continent suffisamment distinctes. On règle souvent le problème en prenant l’Oural pour repère, or, cette frontière géographique n’est pas viable, car c’est une barrière aisément franchissable qui appartient par son climat à l’Asie. On parle de la mer Caspienne, mais là aussi, ses rivages dits occidentaux, comme les peuples qui y vivent, présentent des caractéristiques asiatiques. Dumont s’en retourne alors à l’Ouest pour définir l’Europe par rapport à l’Océan plutôt qu’aux terres intérieures, ce qui permet d’insister sur l’importance de l’influence climatique relativement douce de l’Atlantique, et de définir l’Europe par son caractère « multi-péninsulaire » à l’ouest qui la distingue de l’Asie. Pour la géographie conventionnelle, ce sera une autre paire de manche, puisque conditionné par les aléas de la géopolitique, compliqué par de gros points d’interrogation comme la question russe (c’était plus facile avec l’URSS) et la question turque, et par l’incapacité de l’ONU à se décider. Dumont en profitera pour entrer dans des détails très intéressants, comme le sujet de l’Arménie, après tout première nation chrétienne de l’Histoire, et conclura qu’on peut considérer l’Europe comme un ensemble bien distinct de territoires soumis aux influences maritimes, notamment en raison de sa géographie multi-péninsulaire et de ses nombreuses îles péricontinentales… mais PAS un continent. On s’en fout.
L’identité de l’Europe cadette
L’universitaire polonaise Joanna Nowicki se penche quant à elle sur les pays d’Europe centrale, qu’elle qualifie d’« Europe cadette », une Europe qui s’est toujours interrogée sur son européanité, plus tardive, plus complexe. Elle tient à éviter de prêcher la parole de l’école romantique polonaise qui déplorait la décadence occidentale, tout en refusant l’image d’une Europe de l’Est à la traîne, la présentant comme plus spirituelle, et plus optimiste, car n’ayant, elle, pas perdu son sens du tragique. L’essayiste yougoslave Matvejevitch a rappelé que tous les Européens partagent la même conception de la vie commune, mais n’ont pas pu la mettre en pratique au même degré de cohérence. Ce qu’on pourrait appeler la « norme européenne de la bienséance » perd de sa prépondérance à mesure qu’on va vers l’Est. Mais nombreux sont les intellectuels de ces pays à critiquer le fait qu’on érige l’Europe de l’Ouest en modèle… alors qu’au contraire : Milan Kundera, observant notre décadence, a écrit que « le problème de l’Europe centrale n’est pas la Russie, mais l’Europe ». « L’Europe est-elle encore l’Europe lorsqu’elle n’est plus capable de protester contre le sort réservé à Salman Rushdie ? », demande Nowicki. À l’Est, on vit comme un bien personnel la culture nationale ; l’écrivain polonais Witold Gombrowizc rappelait l’habitude pour ses compatriotes de célébrer deux messes, une nationale, et une autre catholique. À l’Est, personne n’a compris la polémique des racines européennes de l’Europe, sur laquelle nous reviendrons. L’historien tchèque Dusan Trestik écrit quant à lui : « si nous optons pour l’efficacité, nous allons peut-être obtenir un succès, mais au lieu de choisir l’Europe, nous allons choisir la civilisation postindustrielle contemporaine. » La culture est vue à l’Est comme un effort et une élévation de l’âme, plutôt que comme un patrimoine ou un loisir, vision qui prédomine ici. Parmi les forces de cette Europe sont cités l’esprit de résistance qui a structuré la mentalité de ses peuples, et la combinaison de sage recul et de sens de l’humour tirés de leur expérience historique désenchantée de victimes et d’outsiders. Kundera a écrit : « C’est dans cette même Europe centrale que, pour la première fois dans son histoire moderne, l’Occident put voir la mort de l’Occident ». De quoi immuniser un peuple contre l’hubris et ce fantasme d’illimitation qui rend l’Ouest complètement fou…
Les Racines chrétiennes de l’Europe
J’ai mentionné la controverse sur l’absence de mention des racines chrétiennes de l’Europe dans le projet de Constitution européenne, principalement due à notre bien aimé président Jacques Chirac pour des raisons politiciennes aussi viles que le personnage. Dans ce qui est peut-être la plus belle contribution à l’ouvrage, le philosophe français Philippe Nemo se concentre sur la part pourtant indubitable qu’a joué le Christianisme dans les aspects fondamentaux de la civilisation européenne. La notion même de liberté, avec l’éthique biblique impliquant que nous pouvons au contraire soulever des montagnes. La compassion envers les victimes de la nature ou de la société. Une perception de l’Histoire comme orientée, c’est-à-dire capable d’engendrer un avenir différent et meilleur, ce qu’on appellera le « progrès » – pas la meilleure idée qu’on ait eu, pour le coup. L’anti-mimétisme qui nous a sorti de la logique tribale unanimiste, la Bible promouvant la responsabilité morale individuelle… Némo affirmant que si cette logique tribale a persisté au Moyen-âge, ce fut MALGRÉ le Christianisme, y voyant plutôt des rémanences du passé païen de l’Europe – salauds de païens ! Le désir de développer la science : bien que les bases aient été posées dans l’Antiquité, les Copernic, les Galilée, les Newton attendraient des siècles avant d’apparaître parce que, entre autres raisons, « la pensée antique n’avait pas idée qu’on dût changer le monde », et ce n’est que sous l’élan moral chrétien de l’amélioration que la science prit son envol. Le droit : le romain a rendu possible la vie privée en fixant les frontières du « mien » et du « tien », mais les droits européens modernes, qui l’ont sanctifiée, nous sont venus par la médiation de la version christianisée de ce droit romain qu’est le droit canonique ; ce dernier a notamment moralisé le dur droit romain et joué un rôle décisif dans la genèse des institutions de l’État de droit en mettant l’accent sur le rôle de la conscience et de l’intention. L’esprit chrétien a aussi, à l’époque de la Révolution papale (11ème-13ème siècles), entraîné la transformation de la classe féodale guerrière et brutale en classe noble dotée d’idéaux chevaleresque. Sur le plan institutionnel, c’est au Christianisme qu’on doit les hôpitaux tels que nous les connaissons, ainsi que les hospices et les orphelinats. La laïcité, rien de plus chrétien, fruit d’une rivalité féconde entre les pouvoirs spirituel et temporel qui a favorisé une culture d’expression critique, donc d’innovations et de progrès. La démocratie, car pour nous, l’idée que l’État est l’instrument de la société et non son tuteur a été achevée par la Bible : pour les protestants, à qui l’on doit la démocratie US, comme l’État était une Babylone de péché, on devait limiter son pouvoir. Viennent par la suite la morale, ou encore les Droits de l’Homme, dont Némo établit tout aussi justement leurs influences chrétiennes. Face à l’impression que le Christianisme n’a plus aucune influence dans nos sociétés, il établit un parallèle bien senti avec la sève dans une plante. « Tout le monde sait (…) que bien qu’on ne voie pas la sève, c’est elle qui nourrit la plante ».
L’identité européenne, une brève esquisse historique
Depuis la chute du bloc soviétique, une nouvelle génération d’intellectuels s’en prend au vieux consensus sur l’identité européenne et encourage l’extension des limites territoriales de cette « prétendue civilisation » qui ne serait en fait qu’un « patchwork d’emprunts faits à d’autres civilisations », écrit l’historien André Reszler, qui trouve évidemment ce raisonnement aberrant, et tente à son tour de définir l’identité l’Europe. D’abord, il cite l’historien suisse Jacob Burckhardt selon qui la cohésion de cette dernière est assurée par deux principes à première vue contradictoires : l’unité et la diversité. L’unité assurée par le Christianisme ; la diversité due à la coexistence de « plusieurs systèmes de valeurs et de traditions mutuellement exclusives sur certains points décisifs » ; ce qui rend si fascinante cette Europe dont aucun pays n’est parfaitement conforme à la définition qu’on peut se faire de son identité, mais dont « l’expérience réelle de la vie a toujours sa coloration distincte. (…) Comment cet ensemble en est-il venu à former envers et contre tout une communauté d’affinités réelles ? », s’interroge Reszler, remontant quant à lui à la cour de Charlemagne qui, se distinguant peu à peu du campement d’un chef de tribu semi-barbare, est devenue le relais de transmission de notre héritage gréco-romain. Puis il s’arrête sur la formation des États de la future Europe centrale, qui développeront des traits du noyau carolingien comme la division entre le spirituel et le temporel, le système féodal, « organisation volontaire d’hommes libres, liés entre eux par des obligations mutuelles, garanties par un serment », écrira un peu plus loin Alain Besançon, ou encore l’apparition de nouvelles communautés urbaines. Puis il situe un deuxième élargissement entre le congrès de Vienne de 1814 et 1914, où les nouvelles classes politiques sont imprégnées de courants de pensée occidentaux qui emportent tout, ayant selon Reszler pour pierre angulaire la figure de l’individu, au centre de toute réflexion sur la finalité de la Cité – et il parle évidemment d’un être libre et responsable, ni individualiste, ni assujetti à la collectivité. Mais qu’est devenu cet individu, me suis-je demandé… avant de réaliser que là s’arrêtait abruptement sa contribution. Un peu mince.
Les Frontières de l’Europe
Alain Besançon, autre historien que je viens de citer, explore de son côté ce moment où, entre la chute de l’Empire romain d’Occident et ce début de coagulation qu’a réalisé l’Empire franc, sont spontanément apparues des frontières floues qui séparaient les royaumes formés par les peuples envahisseurs, se disant convaincu que ces frontières sont « profondément naturelles », et qu’elles « dessinent des entités très anciennes, formées avant même l’établissement des pouvoirs étatiques ». Une bonne partie de sa contribution à lui se consacre elle aussi à un retour sur les origines de l’Europe qui ne se distingue pas assez des autres pour que l’on s’y arrête. Il pose en revanche un regard pragmatique sur le rôle qu’a joué le Christianisme dans la formation de l’Europe carolingienne, en rappelant que les princes païens passèrent et firent passer leur peuple à la religion nouvelle non pas par le pouvoir de la foi, mais pour des motifs politiques, les mettant à l’abri de la croisade, leur permettant d’y participer, aidant leur unité, le clergé fournissant un « outil de gouvernement », et renforçant la légitimité du souverain en conférant aux monarchies une qualité sacrée. Il place au cœur du Moyen-Âge ce moment où la frontière européenne est passée du statut de frontière simplement religieuse à celui de frontière de civilisation, une civilisation qu’il ne devint très tôt plus possible de caractériser par la seule religion. Il propose comme autre marqueur de civilisation l’art gothique : le voyageur sait qu’il n’est plus en Europe lorsqu’apparaissent autour de lui des expressions de l’art byzantin et l’art musulman. Autre marqueur : le fait que l’Église latine était transnationale ; à l’inverse du monde orthodoxe qui pouvait reposer son unité sur son socle ethnique, elle ne pouvait assurer son unité qu’en veillant continuellement à l’unité de sa doctrine, cela entrainant dans les universités une vitalité intellectuelle intense. Au 17ème siècle, l’Europe se distingue désormais essentiellement des autres civilisations par des éléments matériels et sociaux, résultats de son fulgurant enrichissement qui semble lui ouvrir les portes de la gloire éternelle… mais l’émancipation des colonies américaines la ramène à son rivage océanique. Elle se retrouve alors au point de départ sur un plan : son principal ennui vient de l’Est. Besançon s’adonne à un portrait concis mais très instructif des deux ennuis, russe et turque, dans ce qu’ils ont de compatible et d’incompatible avec l’Europe. Il conclue en disant, un peu fataliste, qu’encore aujourd’hui, cette dernière s’arrête là où elle s’arrêtait au 17ème siècle, c’est-à-dire quand elle rencontre une autre civilisation.
Comment parler de l’identité européenne ?
Dans L’Exception européenne, le philosophe belge Jacques Dewitte, accompagné de pointures comme Kolakowski et Castoriadis, soutenait qu’en Europe a eu lieu quelque chose d’unique : l’interrogation critique sur soi-même, le décentrement, qui se manifeste à la fois dès l’Antiquité, par une curiosité profonde pour les autres cultures, et par une disposition à admettre ses torts, état d’esprit propagé par la source chrétienne de l’Europe. Une attitude consistant à inverser la perspective ethnocentrique, dont découleront à la fois tout notre génie et tous nos malheurs. Le propre de l’Europe serait d’être « hors de soi », d’où la crise qu’elle traverse depuis maintenant… très longtemps. Crise des contours, crise des limites, crise de l’idée même d’identité, car à partir du moment où l’on intègre le relativisme à sa grille de lecture du monde, on ne peut plus croire en rien. Le cancer nominaliste a remplacé l’essentialisme et le substantialisme. Et l’ironie, c’est que tout cela… fait partie de notre identité. Le reste du monde nous voit, Européens, comme AYANT une identité. Pierre Manent : « ils nous trouvent plus substantiels que nous ne nous sentons nous-mêmes ». Mais admettons que nous admettions notre substance : il va aussi falloir l’apprécier. Selon Dewitte, deux des plus grandes épreuves que l’Européen va devoir affronter sera, d’une, de concilier une fierté retrouvée, vitale, avec cette attitude critique par défaut qu’il ne perdra jamais ; et de deux, faire en sorte que cela ne bascule pas dans « l’auto-exaltation ». Il propose quelque chose d’intéressant pour sortir de cette « posture dépressive » : prendre l’Oraison funèbre de Périclès comme modèle pour une réaffirmation saine de l’identité européenne, en ce qu’il est un discours auto-affirmatif qui repose non pas sur l’infatuation de sa propre image, mais sur ce que l’on aspire à être ; un « faire être », écrit-il, et non un « être ». Puis il y apporte une seconde clé peut-être moins abstraite en se tournant vers… nos « monuments », au sens large, qui nous manifestent et nous expriment : le roman, pour son rôle dans la formation de l’esprit européen avec le pluralisme des perspectives, le théâtre shakespearien, les villes européennes avec leurs places, la peinture européenne avec ses multiples écoles, la musique européenne depuis la polyphonie franco-flamande. Car « où se trouve en vérité cette identité sur laquelle nous nous interrogeons ? », demande-t-il. « Dans notre âme ? » ; lui la situerait plutôt dans les « formes que nous avons créées ». « Nous sommes davantage hors de nous qu’en nous-mêmes ». Si quelqu’un nous demande ce que nous sommes, « plutôt que de tenter laborieusement de lui répondre en énumérant nos valeurs, nous pourrions répondre : (…) regardez les places de nos villes anciennes ou allez assister à une bonne représentation des Noces de Figaro, et si vous savez voir et écouter, vous le saurez. Car voilà ce que nous sommes. Voilà ce qu’est l’Europe, et ce dont nous avons des raisons d’être fiers (…). Il ne tiendrait qu’à nous de porter plus loin cet héritage. C’est le rappel de ce qui, en nous, est plus grand et plus haut que nous-mêmes. »