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Par-delà bien et mal, de Friedrich Nietzsche

« Par-delà bien et mal ». Ce titre résume toute la démarche du philosophe au sein de cet ouvrage. Et pourtant, il nous renseigne mal sur sa finalité. Un simple sous-titre : « Comment naît une aristocratie » suffirait à faire comprendre toute l’ambition de Nietzsche au plus grand nombre. Mais Nietzsche aime à rappeler que ce qui a de la valeur n’est partagé que par peu de gens…

La démarche nietzschéenne comprend (au moins) trois points de départ : son essence (Nietzsche est un être d’instincts autant que de haute intelligence), sa fonction (c’est un philologue) et sa localisation (l’Europe de la seconde moitié du XIXe siècle).

Rappelons en effet que Nietzsche est un philologue. Pour celles et ceux qui l’ignorent, la philologie consiste à étudier une langue et sa littérature ainsi que la civilisation qui les a portées. Cette science étudie, compare, analyse systématiquement les différents écrits laissés par une civilisation et cherche à en établir l’authenticité. Et Nietzsche avait jeté son dévolu sur l’Antiquité grecque. Pour ainsi dire, Nietzsche, nommé à l’âge de 24 ans professeur de philologie à l’université de Bâle, avait appris à penser comme un Grec de l’Antiquité.

 

Par Gwendal Crom, pour le SOCLE

La critique positive de Par-delà bien et mal au format .pdf

 

Nietzsche, aristocratie, europe, morale, religion

Considérez maintenant que cet homme de l’Antiquité aristocratique se retrouve face à cette Europe du XIXe siècle en pleine transition démocratique, considérez la puissance et la sureté de ses instincts et vous comprendrez le désarroi tout autant que le dégoût qui le saisirent au fur et à mesure de ses réflexions, de ses méditations sur l’état philosophique et civilisationnel de notre continent.

Philologue et philosophe, Nietzsche allait devoir se poser la question d’une généalogie de la morale, d’un « Comment en est-on arrivé là ? ». Mais surtout, il allait pouvoir questionner les principes d’objectivité, de doute, qui constituent les fondements même de la philosophie occidentale.

Car pour Nietzsche, l’objectivité en philosophie n’existe pas. Il n’y a pas d’instinct de vérité, instinct qui ferait que le philosophe recherche la vérité pour elle seule. Nietzsche, s’il accorde éventuellement cet instinct de vérité aux scientifiques, nie qu’il puisse être le moteur des philosophes européens depuis Socrate, qui pourtant le revendiquent comme source même de leur vocation. En effet, une découverte scientifique peut être considérée comme indépendante de celui qui en est la cause. Les principes régissant la chimie supramoléculaire n’auraient par exemple pas été différents si un autre homme que Jean-Marie Lehn (prix Nobel de cette discipline et en ayant formalisé les principes) en avait été le découvreur. Alors qu’il est impossible d’imaginer la philosophie kantienne sans Kant, l’aristotélisme sans Aristote. Seul Kant pouvait arriver aux conclusions qui furent les siennes par les détours philosophiques qui furent les siens.  La philosophie est donc, et c’est là une des grandes différences de la démarche nietzschéenne par rapport aux démarches philosophiques précédentes, considérée comme une discipline hautement subjective, portant la marque indélébile de son auteur. Les philosophes sont selon les propres termes de Nietzsche, des avocats qui récusent cette dénomination. Ils sont toujours les porte-paroles de leurs préjugés. Et même à considérer cette volonté pure de vérité, celle-ci n’est en rien désirable, élevée.  Pour Nietzsche, une volonté pure de vérité, qui préfèrerait un néant certain et stérile à des choses incertaines, pourtant pleines de possibilités, est une des formes premières du nihilisme.

Ce qui se cache derrière toute philosophie, toute morale, toute pensée pour Nietzsche, ce sont nos affects, nos pulsions, notre inconscient. Même à la considérer possible, l’objectivité elle-même n’est pas souhaitable. Prenant l’exemple du savant, du scientifique, qui par définition doit être le plus objectif possible pour décrire au mieux le monde qui nous entoure, Nietzsche ne voit en lui qu’un simple miroir. Un objet, un outil qui n’est pas capable de faire plus que de refléter le monde. Le savant n’est pas capable de donner du sens, de créer du sens, de donner une valeur au monde comme à ses propres affects. Il n’est pas un créateur de monde, c’est un objet brillant mais lisse, sans aucune profondeur ni chaleur.

Loin de déprécier cependant la philosophie, Nietzsche trouve au contraire que c’est sa subjectivité qui fait sa force et sa beauté. Selon Nietzsche, prenant l’exemple du stoïcisme, toute philosophie est une tyrannie, une envie créatrice, voulant remodeler le monde à son image, un désir de croire que le monde fonctionne lui aussi selon le principe qu’elle s’est fixé. C’est « la plus spirituelle volonté de puissance, « de création du monde », de causa prima ». 

Et il est un autre écueil qu’il s’agit d’éviter lorsque l’on évoque Nietzsche. C’est de voir dans le philosophe au marteau une sorte d’immanentiste passif. Qui chercherait à s’accorder avec les « lois de la nature » et se contenterait de cette dernière. Voire pire, un contemplatif mûr pour le bouddhisme. On ne saurait en effet être plus éloigné de la vérité le concernant.  

Certes, Nietzsche veut la vie mais il veut plus. Beaucoup plus. Pour Nietzsche, la vie est un combat. Il faut certes l’embrasser, mais il faut également l’embraser. Laisser s’y exprimer notre part de subjectivité, notre volonté de triompher, de s’approprier notre environnement et ce qu’il contient : femmes, richesses, connaissances… et nous montrer à notre tour des créateurs de sens. Point de transcendance chez Nietzsche et une immanence faible. Bien faible au regard de ce que l’Homme peut donner de sens au monde. Nous devons certes composer avec les règles que nous impose la nature, et en particulier celles de l’hérédité, de la psychologie, de la physiologie. Mais ce ne sont là que des outils d’analyse. Ils nous permettent de comprendre mais pas de faire. Et le faire, c’est-à-dire le but et le moyen d’y parvenir sont plus importants que la simple connaissance que nous avons de nous et de notre monde, connaissance qui reste subjective comme nous l’avons évoqué plusieurs fois maintenant. Comme le dit Nietzsche en préface de son ouvrage : « Nous, bon Européens et encore libres, très libres esprits – nous la possédons encore toute cette détresse de l’esprit et tout cette tension de son arc ! Et peut-être encore la flèche, la tâche, qui sait ? le but… » 

Si Nietzsche consacre la première section de son ouvrage à la problématique de la subjectivité (« Des préjugés des philosophes »), c’est d’une part comme nous l’avons vu parce que la philosophie occidentale fut basée jusqu’alors sur la croyance en l’objectivité, sur l’absence de parti-pris des philosophes mais également parce que toute les idées exposées dans Par-delà bien et mal découlent des conclusions de cette section.

Naturellement, si la subjectivité est omniprésente en philosophie parce qu’elle est omniprésente chez les hommes, on en vient à la conclusion que différents types d’hommes produisent différents types de philosophies, différents types de morales.

Différents types de morales en fonctions des hommes mais également en fonction des époques, des situations, des environnements. Nouvel apport que permet la formation de philologue de Nietzsche, ce qui est jugé mauvais ne le fut pas nécessairement de toute éternité : « Un acte de pitié, par exemple, à l’époque florissante des Romains, n’était appelé ni bon, ni mauvais, ni moral, ni immoral ; et, quand même on l’aurait loué, cet éloge se serait mieux accordé avec une sorte de dépréciation involontaire, dès que l’on aurait comparé avec lui un acte qui servait au progrès du bien public, de la res publica. Enfin « l’amour du prochain » restait toujours quelque chose de secondaire, de conventionnel en partie, quelque chose de presque arbitraire si on le comparait à la crainte du prochain. Lorsque la structure de la société parut solidement établie dans son ensemble, assurée contre les dangers extérieurs, ce fut cette crainte du prochain qui créa de nouvelles perspectives d’appréciations morales. Certains instincts forts et dangereux, tels que l’esprit d’entreprise, la folle témérité, l’esprit de vengeance, l’astuce, la rapacité, l’ambition, qui jusqu’à ce moment, au point de vue de l’utilité publique, n’avaient pas seulement été honorés — bien entendu sous d’autres noms, — mais qu’il était nécessaire de fortifier et de nourrir parce que l’on avait constamment besoin d’eux dans le péril commun, contre les ennemis communs, ces instincts ne sont plus considérés dès lors que par leur double côté dangereux, maintenant que les canaux de dérivation manquent pour eux — et peu à peu on se met à les marquer de flétrissure, à les appeler immoraux, on les abandonne à la calomnie. Maintenant les instincts et les penchants contraires ont la suprématie en morale, et l’instinct de troupeau tire progressivement ses conséquences. Quelle est la quantité de danger pour la communauté et pour l’égalité que contient une opinion, un état, un sentiment, une volonté, une prédisposition ? » (aphorisme 201).

Ultime conséquence de la volonté de critique intégrale de la part Nietzsche en matière philosophique et morale, là où certains verront le « Bien », d’autre n’apercevront que quelque chose de « mauvais ». Et ce que certains jugeront  « bon », d’autres n’y verront que le « Mal ». Mais là encore, ce serait se tromper lourdement que de croire que Nietzsche professe ici une quelconque forme de relativisme. Bien au contraire. Si l’on vise ce qu’il y a de plus élevé, de plus glorieux, de plus noble, de plus puissant alors il y a nécessairement une morale qui permet de le cultiver. Et c’est ce but que s’est fixé Nietzsche, rien de moins. « Toute morale est, par opposition au laisser-aller une sorte de tyrannie contre la « nature » et aussi contre la « raison ». Mais ceci n’est pas une objection contre elle, à moins que l’on ne veuille décréter, de par une autre morale, quelle qu’elle soit, que toute espèce de tyrannie et de déraison sont interdites. Ce qu’il y a d’essentiel et d’inappréciable dans toute morale, c’est qu’elle est une contrainte prolongée […] C’est, au contraire, un fait singulier que tout ce qu’il y a et tout ce qu’il y a eu sur terre de liberté, de finesse, de bravoure, de légèreté, de sûreté magistrale, que ce soit dans la pensée même, dans l’art de gouverner, de parler et de persuader, dans les beaux-arts comme dans les mœurs, n’a pu se développer que grâce à « la tyrannie de ces lois arbitraires » (aphorisme 188).

Si la multiplicité des types humains est évidente pour tout observateur de notre espèce, pour Nietzsche, il existe deux grandes catégories d’homme et donc deux grands types de morale. Pour Nietzsche donc, il y a sur Terre des dominants et des dominés. Et ces deux catégories de populations, ces deux races d’hommes selon la phraséologie nietzschéenne vont chacune produire un type de morales bien différentes : un morale d’aristocrates, de maîtres et une morale de plébéiens, d’esclaves. Les périodes de troubles et de fastes, la vitalité d’un groupe et la dégénérescence d’un autre, peuvent favoriser un type de morale au détriment d’une autre comme il est dit plus haut. Pourtant, ce n’est pas la morale des dominants, la morale des aristocrates qui dominent en Occident. Rappelons qu’à l’époque de Nietzsche, et plus encore à la nôtre, partout triomphent les idéaux démocratiques d’égalité, d’unicité du genre humain. Que partout l’on recherche la tranquillité de l’âme, la fin du conflit en toute chose. Partout, la guerre, la violence, les hiérarchies s’estompent peu à peu, jusqu’à en devenir un horrible souvenir. Toute forme de distinction, de discrimination – c’est-à-dire le droit et la capacité à faire des choix –, toute forme d’élévation est vue comme suspecte, pour ne pas dire abjecte. Amour, égalité, paix. Voilà l’horizon que Nietzsche aperçoit depuis ce XIXe siècle finissant. Et voici le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui.  Comment dès-lors, cette morale, cette morale d’esclave a pu s’imposer à l’Europe tout entière ? Constat de dégénérescence de la part de Nietzsche auquel il répond par une généalogie de la morale.

Qu’est ce qui fonde la morale des maîtres et la morale des esclaves ? La première est fondée sur le sentiment d’avoir été béni par la vie. Constatant que ce n’est pas le cas de tous, le maître, l’aristocrate est alors plein de reconnaissance envers l’existence et cherche à en explorer toutes les possibilités. Il cherche à modeler le monde selon le monde intérieur qui est le sien, c’est-à-dire celui des pulsions qui l’animent. Conscient que le déchaînement désordonné de ses passions ne créerait rien d’élevé, il cherche la plus haute discipline pour atteindre la plus haute maîtrise de soi et, ce faisant, du monde. Face à l’inférieur, au médiocre, à l’esclave,  au plébéien, il ne ressent aucune haine mais seulement du mépris. Empli de cette grande santé qui est la sienne, il met toute son énergie au service de lui-même afin d’accomplir ce qui lui importe le plus : devenir ce qu’il est.

La morale des esclaves, du troupeau est fondée sur le ressentiment. Ressentiment envers une existence qui ne lui est pas profitable, que ce soit physiquement, socialement, intellectuellement. Plein de haine et de jalousie envers ceux à qui la vie a offert les moyens de leur propre accomplissement, l’esclave a pour but le nivellement de toute la société. Il hait les riches, les bien-portants, les audacieux, toute forme de hiérarchie (du moins jusqu’à ce qu’il impose la sienne). Alors que la souffrance et les vicissitudes de l’existence sont vues comme autant d’opportunités d’amélioration par l’aristocrate, l’esclave les fuit. Il se fait le héraut de la paix universelle et du bonheur : eudémonisme et pacifisme sont ses credo.

Cette différenciation des valeurs morales se fait par l’une ou l’autre des composantes de la société. Lorsque ce sont les maîtres qui prennent conscience de leur différence, ils définissent comme « bons » les états d’âme élevés, orgueilleux et qui définissent toute la hiérarchie des valeurs ainsi que celles de la société. Ils méprisent, rejettent, ceux qui n’en font pas preuve. Pour les dominants, ce qui est bon ou mauvais correspond à ce qui est noble ou méprisable. Est méprisé celui qui est lâche, peureux, servile, menteur et non celui qui est méchant, violent, orgueilleux. Bien au contraire serait-on tenté de dire à la lumière de l’aphorisme 201 cité plus haut.

Lorsque ce sont les dominés qui définissent la morale, alors sont mises en avant les qualités qui permettent de supporter l’oppression (que ce soit celle de la société ou celle de la vie elle-même). C’est une morale de l’utilité aux visées eudémonistes comme dit plus haut. «L’esclave est sceptique et défiant à l’égard de toutes les « bonnes choses » que les autres vénèrent, il voudrait se convaincre que, même chez les autres, le bonheur n’est pas véritable. Par contre, il présente en pleine lumière les qualités qui servent à adoucir l’existence de ceux qui souffrent. Ici nous voyons rendre honneur à la compassion, à la main complaisante et secourable, vénérer le cœur chaud, la patience, l’application, l’humilité, l’amabilité, car ce sont là les qualités les plus utiles, ce sont presque les seuls moyens pour alléger le poids de l’existence. La morale des esclaves est essentiellement une morale utilitaire. Nous voici au véritable foyer d’origine de la fameuse antithèse « bien » et « mal ». Dans le concept « mal » on fait entrer tout ce qui est puissant et dangereux, tout ce qui possède un caractère redoutable, subtil et puissant, et n’éveille aucune idée de mépris. D’après la morale des esclaves, l’« homme méchant » inspire donc la crainte ; d’après la morale des maîtres, c’est l’« homme bon » qui inspire la crainte et veut l’inspirer, tandis que l’« homme mauvais » est l’homme méprisable.» (aphorisme 260)

Les dominés trahissent un manque quand les dominants sont caractérisés par la vitalité, la plénitude, voire le trop-plein de leurs instincts. C’est pourquoi « l’aspiration à la liberté, l’instinct de bonheur et toutes les subtilités du sentiment de liberté appartiennent à la morale des esclaves aussi nécessairement que l’art et l’enthousiasme dans la vénération et dans le dévouement sont le symptôme régulier d’une manière de penser et d’apprécier aristocratiques  — Maintenant on comprendra, sans plus d’explication, pourquoi l’amour en tant que passion — c’est notre spécialité européenne — doit être nécessairement d’origine noble. On sait que son invention doit être attribuée aux chevaliers poètes provençaux, ces hommes magnifiques et ingénieux du « gai saber » à qui l’Europe est redevable de tant de chose et presque d’elle-même » (aphorisme 260).

Mais il est une différence fondamentale entre aristocrate et plébéien et sur laquelle Nietzsche insiste tout particulièrement. Ce qui fonde l’aristocrate, c’est la foi qu’il éprouve envers lui-même. Foi en ses valeurs, ses affects, en son bon droit, en ses privilèges. Ce ne sont pas les actions ou les bonnes œuvres qui sont signes de noblesse. Les actions et les œuvres se travestissent, sont autant de feuilles de vigne d’une fausse vertu.

« L’homme noble rend honneur au puissant dans sa personne, mais par là il honore aussi celui qui possède l’empire sur lui-même, celui qui sait parler et se taire, celui qui se fait un plaisir d’être sévère et dur envers lui-même, celui qui vénère tout ce qui est sévère et dur. « Wotan a placé dans mon sein un cœur dur », cette parole de l’antique saga scandinave est vraiment sortie de l’âme d’un viking orgueilleux. Car lorsqu’un homme sort d’une pareille espèce, il est fier de ne pas avoir été fait pour la pitié. C’est pourquoi le héros de la saga ajoute : « Celui qui, lorsqu’il est jeune, ne possède pas déjà un cœur dur, ne le possédera jamais. » Les hommes nobles et hardis qui pensent de la sorte sont aux antipodes des promoteurs de cette morale qui trouvent l’indice de la moralité justement dans la compassion, dans le dévouement, dans le désintéressement. La foi en soi-même, l’orgueil de soi-même, une foncière hostilité et une profonde ironie en face de l’« abnégation » appartiennent, avec autant de certitude à la morale noble qu’un léger mépris et une certaine circonspection à l’égard de la compassion et du « cœur chaud ». — Ce sont les puissants qui s’entendent à honorer, c’est là leur art, le domaine où ils sont inventifs. Le profond respect pour la vieillesse et pour la tradition, — cette double vénération est la base même du droit, — la foi et la prévention au profit des ancêtres et au préjudice des générations à venir est typique dans la morale des puissants. Quand, au contraire, les hommes des « idées modernes » croient presque instinctivement au « progrès » et à l’« avenir » perdant de plus en plus la considération de la vieillesse, ils montrent déjà suffisamment par-là l’origine plébéienne de ces « idées » » (aphorisme 260).

Ce qui est le fondement de toute noblesse, ce qui permet la suprématie de toute morale de dominants, c’est d’abord et avant tout le fait de ne pas se justifier. La phrase de Marcel Gauchet : « Le christianisme est la religion de la sortie de la religion » est connue. Une sortie qui se fit par la démocratie comme le rappelle Nietzsche. Mais ce qu’il faut comprendre ici, c’est que plus que la démocratie ou le christianisme, ce qui constitue le poison fondamental, et qui fut transmis jusqu’à nous, c’est l’obligation morale de dialoguer, de se justifier, d’argumenter. Une valeur ne se soumet pas à la logique, ne s’abaisse pas à cela. Si l’on se met à vouloir prouver la justesse d’une valeur, c’est qu’on la place temporairement dans le champ de la critique, donc que l’on suppose qu’elle peut être jugée négativement, réfutée. Ce n’est donc pas une valeur. Soumettre ses valeurs à la critique, se justifier, argumenter, c’est ne pas avoir de valeur, c’est ne pas avoir de sacré, c’est du nihilisme. Si le christianisme est la religion de la sortie de la religion, Nietzsche va plus loin et nous montre que la platonisme est la morale de la sortie de la morale. « L’homme noble possède le sentiment intime qu’il a le droit de déterminer la valeur, il n’a pas besoin de ratification. Il décide que ce qui lui est dommageable est dommageable en soi, il sait que si les choses sont mises en honneur, c’est lui qui leur prête cet honneur, il est créateur de valeurs. Tout ce qu’il trouve sur sa propre personne, il l’honore. Une telle morale est la glorification de soi-même. » (aphorisme 260).

En donnant aux choses intelligibles la plus haute des valeurs et en donnant ses lettres de noblesse au doute, au libre-examen, eux-mêmes applicables aux choses intelligibles, tout ce qui se situe en dessous du ciel des idées n’ayant de fait qu’une valeur moindre, Platon détruisait toute possibilité d’existence de valeurs. Le christianisme, en s’européanisant, passa d’un christianisme affirmatif et conquérant, où la sagesse des hommes était appelée folie, à un christianisme de foi et de raison. A partir du moment où la foi tenta de s’appuyer sur la raison pour prouver sa grandeur, elle se rendit elle-même tributaire de la raison (si l’on peut prouver rationnellement l’existence de Dieu, on ouvre la porte à sa réfutation par les mêmes moyens) et surtout, elle se dévitalisa. C’est pourquoi, en reprenant ce qui est dit plus haut, le christianisme allait perdre petit à petit tout ce qui avait permis sa suprématie. Dieu était mort. Il n’était plus valeur, sacré, volonté de puissance. Il n’était plus qu’un concept, une coquille vide. Ne restait plus que les enseignements de la morale des esclaves. Ces enseignements allaient pouvoir fonder une nouvelle morale, sanctifiant de nouveau les mêmes préceptes (égalité des êtres, fraternité universelle, progrès) mais dans un cadre séculier : celui de la démocratie.

Mais le régime démocratique est une morale sans sacré véritable, sans valeur véritable. Il n’est que le parent pauvre du christianisme. C’est le plébéien du plébéien, l’esclave parmi les esclaves. Pour Nietzsche, la formidable tension de l’esprit qui avait animé les Européens jusqu’alors va se relâcher en sortant du cadre du christianisme. Sans sacré, sans vertu commune autre que l’égalité entre êtres indifférenciés et la recherche du bonheur individuel, chacun est à même de critiquer ce que bon lui semble, de définir lui-même sa morale, de se fixer lui-même ses propres buts. Pour reprendre la métaphore de l’archer, chacun tire dans une direction différente. Et il arrivera un moment où le dernier arc aura tiré ou tout du moins arrivera une époque où seul celui qui ne possède plus aucune tension de l’esprit pourra réellement s’épanouir, n’ayant plus à supporter cette tension et la recherche d’élévation qui l’accompagne. Cet homme, c’est le dernier homme.

Ce dernier homme, c’est cet homme servile, mûr pour le bouddhisme selon les termes de Nietzsche. Un homme ayant abandonné toute volonté de dépassement de soi. L’homme peureux et dolent, fuyant la douleur et le malheur avec la plus grande des lâchetés et qui, à force d’avoir fui ses propres pulsions et sentiments n’est plus qu’une coquille vide correspondant en tout point à la coquille vide qu’est devenu le concept même de Dieu. La parfaite créature de Dieu. Le néant réifié, qui n’est plus capable de produire que le processus terminal de toutes ses digestions. L’Europe de la fin du XIXe siècle est mûre pour ne plus être qu’un troupeau de bêtes naines aux droits égaux et aux prétentions égales selon Nietzsche. En ce début de XXIe siècle, force est de constater que le fruit est plus que pourri.

Pourtant, en cette époque de grand relâchement morale, et cette époque est aujourd’hui la nôtre, tous les archers ne tireront pas dans le vide, tous ne laisseront pas tomber leur arc à terre. Cette époque peut être une transition. Les Européens peuvent sombrer dans le nihilisme et le règne du dernier homme, certes, mais certains d’entre eux peuvent saisir l’occasion qui leur est offerte de faire jaillir une nouvelle morale de laquelle surgira un nouveau monde, régénéré par la plus antique, la plus puissante des traditions. Celle des aristocrates.

 « Tandis que la démocratisation de l’Europe aboutira à la création d’un type préparé à l’esclavage, au sens le plus subtil, dans les cas uniques et exceptionnels, l’homme fort deviendra nécessairement plus fort et plus riche qu’il ne l’a peut-être jamais été jusqu’à présent, — grâce au manque de préjugés de son éducation, grâce aux facultés multiples qu’il possédera dans l’art de dissimuler, et les usages du monde. Je voulais dire : la démocratisation en Europe est en même temps une involontaire préparation à faire naître des tyrans, — ce mot entendu dans tous les sens, même au sens le plus intellectuel. »  (aphorisme 242).

Ces esprits libres auront pour principale qualité de faire montre de distance. Distance vis-à-vis des imprécations morales de leur époque, des chiens de garde y faisant la loi, du troupeau qui par la force du nombre vient à bout de la résistance de bien des esprits forts. Au sein d’une société régie par la morale des esclaves ou au sein d’une société ayant déjà atteint le dernier stade de dégénérescence démocratique, la société du dernier homme, les esprits libres ne sont cependant que des sentinelles aux frontières du royaume et du temps pour reprendre les termes de Dominique Venner. Ce sont des esprits aristocratiques, pleins de déférence envers eux-mêmes, s’astreignant à la plus haute tenue et à la vitalité intacte. Mais ils ne peuvent que porter un flambeau, symbole de la mémoire de ce que fut la grandeur : elle porte le nom d’Antiquité chez Nietzsche comme chez Venner. Mais ces esprits libres ne sont pas pour autant créateurs de valeurs.

C’est pourquoi parmi les esprits libres naîtront les nouveaux philosophes comme le prophétise Nietzsche. Les philosophes, comme nous l’avons vu précédemment avec Nietzsche, n’ont pas pour rôle de trouver la Vérité, d’expliquer ce qu’elle est et de l’exposer à grands renforts de concepts (nous en sommes pourtant encore là aujourd’hui. Un philosophe est toujours vu comme un créateur de concepts). Un philosophe a pour fonction objective de créer des valeurs, de définir une morale et surtout de la rendre possible dans le cœur de ces contemporains, de la leur faire adopter. Le but du philosophe est de forger l’Homme comme on forge une lame, qu’elle soit la plus pure, la plus tranchante, la plus belle possible. Il faut toujours garder à l’esprit que si Nietzsche est appelé le « philosophe au marteau », c’est que le marteau est l’outil du forgeron. Certes, le marteau peut détruire, mais il peut aussi créer.

La tâche des nouveaux philosophes sera donc d’élever un nouveau type d’homme, résolument supérieur. C’est le surhomme devine-t-on.  C’est là qu’apparaît toute la nécessité de la religion pour  arriver à ce but qui ne pourra être atteint qu’au prix de plusieurs générations d’élevage sélectif (Züchtung) averti Nietzsche. Car la religion permet de sélectionner et élever un certain type d’homme, en fonction de la morale qui la sous-tend. La religion a également le pouvoir de faire que les faibles puissent accepter leur sort. Sur ce dernier point, Nietzsche nous dit qu’il n’y a sans doute rien de plus vénérable que le christianisme et le bouddhisme pour y arriver.

Comme en matière philosophique, il convient d’être précis sur que Nietzsche voit d’intérêt dans les religions. Le philosophe nous avertit que les religions constituent un problème lorsqu’elles se voient comme une fin en soi et non un moyen (d’élevage rappelons-le). De plus, les deux grandes religions citées précédemment ont eu pour tort de conserver ce qui maintenait l’homme à un niveau modeste pour reprendre les termes de Nietzsche. Elles ont maintenu ce qui pourtant aurait dû périr, ellse en ont même favorisé la croissance. Nietzsche en vient naturellement à la conclusion suivante : l’Église a fait de l’homme un animal de troupeau.

Le marteau évoqué plus haut doit donc être « divin » et forger un homme aristocratique. Lorsque l’on sait que Nietzsche avait demandé à sa sœur, comme le rappelle Rémi Soulié, d’être enterré en « honnête païen », que Nietzsche juge impossible de faire cohabiter le christianisme et les valeurs antiques dans l’âme d’un de ces futurs aristocrates, il est évident pour toute personne d’un tant soit peu de bonne foi de reconnaître à quelles sources sacrées Nietzsche va s’abreuver et veut abreuver les futurs aristocrates.  

Quelles seront donc les qualités de cette future aristocratie et comment parvenir à la faire advenir, c’est-à-dire, comment faire dominer la morale, la religiosité dont elle pourra surgir ?

Comme nous l’avons vu précédemment, Nietzsche s’est livré à analyse de l’ensemble de l’histoire européenne, qu’elle soit anthropologique, philosophique, morale, religieuse. Et nous savons à présent que ces notions sont dépendantes les unes des autres. Il a, selon les propres recommandations qu’il adresse aux nouveaux philosophes à venir, scruté d’un œil avide, disséqué avec froideur, récolté avec envie tout ce que l’histoire pouvait offrir d’enseignements sur l’Homme. Et si l’on devine son amour pour la Rome antique et le monde hellénique, il ne faut pas s’étonner de le voir comparer les différents grands peuples d’Europe pour en donner les mérites et les défauts. Car cette nouvelle aristocratie aura pour but de diriger l’Europe et devra donc en représenter la quintessence. Si la relative antipathie que manifeste Nietzsche envers les Allemands est connue, de même que l’amour qu’il porte aux Français, il est un peuple qui ne trouve aucune grâce à ses yeux : les Anglais. Nietzsche fait montre du mépris le plus froid envers ce peuple, raillant l’utilitarisme, l’esprit mécaniste, le manque de musique et la lourdeur qui caractérisent les Anglais, les faisant mauvais philosophes et d’autant plus enclins à se tourner vers la religion pour y puiser la discipline leur faisant défaut pour se moraliser : « Contre la mode d’aujourd’hui et contre les apparences, il faut défendre cette proposition qui est de simple honnêteté historique et n’en pas démordre : tout ce que l’Europe a connu de noblesse, — noblesse de la sensibilité, du goût, des mœurs, noblesse en tous sens élevés du mot — tout cela est l’œuvre et la création propre de la France ; et la vulgarité européenne, la médiocrité plébéienne des idées modernes est l’œuvre de l’Angleterre. » (aphorisme 253)

Pourquoi cet amour de la France ? Car dans l’histoire, Nietzsche distingue deux instincts, deux moteurs qui fondent l’aristocrate. La barbarie et l’esprit. La barbarie reste puissante dans l’Europe du Nord (comme en Allemagne), mais celle-ci souffre de sa balourdise, de son manque de finesse, de son manque de lumière. Quant à l’Europe du sud, si la grande santé de l’esprit s’y manifeste, elle souffre de son excès de civilisation et l’énergie propre à la barbarie lui fait défaut. Une maladie de la volonté y empoisonne les âmes. Elle porte différents noms : scientificité, scepticisme. Cette dernière imprègne les âmes, paralyse les âmes depuis plus longtemps que dans le Nord. Et c’est en France, terre d’esprit, où l’âme est la plus atteinte. Cependant, pour opérer la féconde synthèse entre ces deux composantes nous dit Nietzsche, il faut être un homme du Nord avec le regard tourné vers le Sud, ou un homme du Sud tourné vers le Nord. La France, de par son origine opérant une synthèse entre le Nord et le Sud de l’Europe a donc en toute logique les faveurs de Nietzsche pour produire ce qu’il y a de mieux et sur quoi s’appuyer pour fonder une nouvelle aristocratie européenne. Nietzsche conclut son tour d’Europe en déclarant que tout ce qui se fit de grand en Europe le fut à partir d’aspiration supranationales, c’est-à-dire européennes.

Les valeurs aristocratiques, la morale aristocratique, le sacré aristocratique sont sous nos yeux nous fait comprendre Nietzsche, pour peu que nous ayons à cœur de regarder les hommes et l’histoire. En voici les préceptes :

  • Affirmer, avec une énergie barbare. Ne jamais se justifier, ne jamais expliquer. Toute valeur qui cherche à s’appuyer sur la raison se condamne à devenir une non-valeur. C’est le début du nihilisme.
  • Se voir comme un but en soi et non comme une fonction. L’aristocrate dégénère quand il commence à se croire au service de la communauté alors que c’est précisément l’inverse que doit viser l’aristocrate. Il est une justification en soi. Un aristocrate se juge en fonction de ce qu’il est et non de ce qu’il fait.
  • Non-universalité des valeurs. Ce qui est valable pour l’aristocrate ne l’est pas pour tout le monde. C’est le prérequis de toute différenciation, de toute hiérarchie.
  • L’égalité absolue entre les hommes n’existe pas. Cela doit être affirmé sans cesse pour contrer toute forme de relativisme induite par la reconnaissance de la subjectivité des valeurs. Seule une égalité entre égaux peut se concevoir. Entre aristocrates ou entre plébéiens. Une société bâtie sur l’égalité ne peut que s’effondrer.
  • Toute morale aristocratique est intolérante, dure. C’est la condition sine qua non permettant de créer ce qu’il y a de plus grand, de plus beau, de plus puissant.
  • L’adversité est sacrée, le malheur et la souffrance sont autant d’opportunités de grandir. La recherche du bonheur est une obsession d’esclave.
  • Une nouvelle aristocratie sera nécessairement forgée dans le feu d’une religion aux valeurs aristocratiques. Cette religion aura pour but de rendre sacré et donc intouchable, incontestable toute l’architecture des valeurs aristocratiques.

 

Quelle est cette religion qui seule permettra à ces nouveaux philosophes d’enfin façonner la société toute entière, de la revitaliser et de lui donner une aristocratie qui seule permettra aux Européens de renouer avec la grandeur ? Aux Européens de la définir. Mais il est un Dieu dont Nietzsche se dit le disciple : Dionysos. « Dionysos ? » diront les esprits chagrins. « Un Dieu tout juste bon pour l’ivrognerie et le viol ? » Ce choix peut sembler curieux pour peu que l’on connaisse mal les Dieux olympiens. Dionysos oui car il est le dieu des forces cachées, de la nature en sommeil prêt à rejaillir au printemps. Il est le Dieu des infinies potentialités habitant le cœur des hommes. Et la contemplation du Dieu révèle ce qu’il y a de plus grand en l’homme. C’est aussi le Dieu des arts comme l’est Apollon auquel il est associé. On serait même en droit de se demander en quoi Apollon n’est-il pas la partie cachée du dieu caché qu’est Dionysos. L’art, qui seul permet d’associer affirmation et discipline, puissance et beauté, de faire s’entremêler l’éphémère et l’éternel. Art qui est affirmation et jamais démonstration.

Dionysos est l’incarnation divine d’une philosophie, d’une morale ayant pour but de permettre à l’or de se laver de sa gangue de boue, de permettre à chacun de devenir ce qu’il est. Devenir ce que l’on est. Voici là l’imprécation dionysiaque par excellence, portée par l’énergie barbare des premiers hommes et la grandeur d’âme de nos ancêtres. Dionysos, le compagnon des hommes, qui les initie à leur propre grandeur. Dionysos, le dieu par-delà bien et mal.

 

POUR LE SOCLE

 

  • L’objectivité n’existe pas en matière philosophique et morale. Nous reste le choix entre le relativisme (qui mène au dernier homme) et la hiérarchie des valeurs morales.
  • Il existe deux grands types d’hommes et deux grands types de morales qui leur sont associées : l’aristocrate et le plébéien.
  • La morale des aristocrates a pour fondement la reconnaissance envers la vie. Elle repose sur l’affirmation et non l’argumentation. Elle voit dans l’adversité et la souffrance autant d’opportunité de progression vers la grandeur. Elle favorise la grande santé, la dureté envers soi-même, voit l’intolérance comme une vertu, la pitié comme une faiblesse. Elle prédispose l’aristocrate à avoir foi envers lui-même pour ce qu’il est et non ce qu’il fait. Elle se caractérise par l’art et l’enthousiasme dans la vénération et dans le dévouement. Elle distingue ce qui est « noble » de ce qui est « méprisable ».
  • La morale des plébéiens a pour fondement le rejet de la vie. Elle repose sur l’argumentation et la prétention à l’objectivité ainsi qu’à l’universalité de ses valeurs. Elle inculque la recherche du bonheur et la fuite devant la souffrance. Elle cherche à imposer l’égalité de tous et en particulier aux aristocrates car elle voit la vie comme une longue vallée de larmes gouvernée par des tyrans illégitimes. Elle se caractérise par l’aspiration à la liberté et l’instinct de bonheur. Elle repose sur la dichotomie entre le « Bien » et le « Mal ».
  • L’Europe a succombé à la morale des esclaves depuis l’avènement du platonisme qui s’est perpétué avec le christianisme puis a subi son ultime transformation avec la victoire de la démocratie en Europe. La formidable tension de l’esprit propre à la morale chrétienne va donc se relâcher jusqu’au triomphe du dernier homme : l’homme ne recherchant plus que l’amour, la tolérance, le bonheur dans une égalité absolue entre les êtres. Cet évènement sera le tombeau des Européens.
  • Face à ce tombeau, les Européens n’auront d’autre choix que de reprendre la voie de l’aristocratie. Celle de l’affirmation, de la hiérarchie, de la discipline, du beau, du sacré.
  • Ce renouveau se fera par le recours à la plus antique et aristocratique des traditions religieuses : celle du paganisme.

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