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Conservatisme, de Roger Scruton

Pour l’élite de nos sociétés progressistes, les idées conservatives sont une hérésie qui appartient au passé… et doit surtout y rester. Ils ont cru le cauchemar fini, pendant un temps, vingt ans, peut-être, de la chute de l’URSS aux années 2010. Le monde entier semblait sur les rails de la mondialisation marchande, sur le point de confirmer la théorie de la « fin de l’histoire » de Francis Fukuyama, et ces maudites idées semblaient bien parties pour disparaître. Mais tout ne s’est pas passé comme prévu. Avec l’émergence des « populismes », terme dont le sens me laisse toujours perplexe à ce jour, les progressistes paniquent. La violence de ce sentiment explique la radicalisation de leurs idées et de leur expression. Finies les subtilités : le conservatisme, c’est le fascisme.

Félix Croissant, pour le SOCLE

La critique positive de Conservatisme au format .pdf

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Roger Scruton ne comptait pas les laisser répandre leurs conneries, comme il ne l’avait jamais fait, tout le long de sa prolifique carrière. C’est pourquoi il a publié un nouvel ouvrage dédié à l’importance et à la pertinence des idées conservatrices : Conservatisme, dont le titre original moins succinct donne Conservatism : an invitation to the great Tradition. L’homme, dont j’ai présenté il y a quelques années une CP d’un précédent ouvrage, De l’urgence d’être conservateur, est décédé au début de cette année à l’âge respectable de 75 ans, mais sa vision du monde n’a jamais été aussi vivante qu’aujourd’hui. L’homme a passé sa vie à expliquer pourquoi il était crucial, pour nos sociétés, que les idées conservatrices perdurent, et de l’aveu de nombre de ses coreligionnaires, il est probablement celui qui l’a fait le mieux en ces dernières décennies. Pourquoi ? Parce qu’il a brillamment mis en lumière combien le conservatisme vaut bien plus qu’une idéologie, dépasse le fait politique : il n’a pas une approche systématique, puisque c’est une philosophie empiriste. En gros, il ne se limite pas à mettre des disquettes mentales aux gauchistes, aussi amusant que celui puisse être. Pour Scruton, le conservatisme est avant tout une philosophie, et le plus important des conservatismes est le conservatisme culturel – les assauts actuels de ce qu’on appelle « marxisme culturel » donnent d’autant plus d’importance à cette dimension. Selon lui, le conservatisme n’est jamais qu’une affaire de foyer. Comment le définir, comment le bâtir, comment l’entretenir, comment le protéger. Une des convictions premières du conservatisme que le bien est plus aisément détruit que créé.

 

Comme De l’urgence…, Conservatisme, foisonnant mais limpide, parfaitement articulé, dénué de fumisteries linguistiques, en gros, de l’anti-Foucault, peut faire un bon ouvrage introductif. Je me suis inquiété qu’une CP de ce livre soit redondant avec ma CP de De l’urgence, LUI AUSSI une introduction au conservatisme, mais non, Conservatisme est une suite organique à De l’urgence.... Une suite écrite sur un mode un peu plus académique, mais tout aussi accessible au profane, que l’auteur n’a pas oublié dans cette nouvelle introduction à la tradition intellectuelle conservatrice, où sont présentés et analysé la plupart de ses grands penseurs, sur moins de deux-cents pages, sans que cela ne se fasse au sacrifice de la profondeur ou de la nuance, Scruton remontant jusqu’à la préhistoire du conservatisme en brassant large, du plaidoyer d’Aristote pour un gouvernement constitutionnel aux considérations de Hobbes sur les conséquences du chaos social, en passant par la défense de l’orthodoxie par le moraliste britannique Samuel Johnson – à ne pas confondre donc avec Samuel L. Jackson, acteur immoral. En parlant de Noirs, même certains chroniqueurs de gauche n’ont pas pu le descendre intégralement dans leur critique. Il faut dire qu’un des objectifs du bouquin est de convertir, ou inviter à la conversion des lecteurs non-conservateurs – même si les socialistes ne semblent pas faire partie du public-cible…

 

Scruton s’attaque donc à l’histoire du conservatisme en en présentant d’importantes figures, de l’inévitable Edmund Burke, père spirituel de l’auteur, à Michael Oakeshott en passant par Hayek, Hume, Maistre, ou encore Pierre Manent. Manent, qui aime bien faire l’éloge du libéralisme chez Finkie, de temps à autres. On touche là le problème que j’ai toujours avec le conservatisme anglosaxon, sa relation inoxydable au libéralisme. Pour faire simple, sans confondre le libéralisme dit « classique » d’un Adam Smith ou d’un Locke avec les « liberals » actuels, qui sont en fait des progressistes, je continue de voir des problèmes de compatibilité ontologique entre le premier, individualiste et défenseur du libre-marché, et le conservatisme. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai parlé un peu gauchement d’Edmund Burke à Pierre de Meuse lors de sa présentation de Maistre à la Nouvelle Librairie, à l’automne 2020, parce que Burke était présenté comme une grande influence de Maistre, or ces deux derniers ont des conceptions du monde très, très différentes. À ce propos, pour faire passer ses idées, Scruton, dans son plus important chapitre dédié à la « naissance du conservatisme philosophique », livre une défense d’Adam Smith qui ne m’a pas entièrement convaincu : il dépeint un Smith très peu critique du capitalisme, pensant que ce dernier mérite d’être laissé tranquille, mais ignore les réserves qu’il émettait à son sujet dans sa Théorie des Sentiments moraux, comme les inégalités qu’il porte en lui. Ce n’était pas Milton Friedman ou Alain Minc, quoi. D’ailleurs, un des rares problèmes que j’ai eus avec le bouquin va de pair avec mon insistant scepticisme vis-à-vis du combo conservatisme-libéralisme dont je viens de parler : je veux bien faire un effort pour le comprendre, mais quand Scruton fait un éloge de la « Nouvelle droite » américaine des années 70, qui inclue, JUSTEMENT, des penseurs libéraux-« conservateurs » comme un Milton Friedman ou un William Buckley, ça coince. Du coup, il glisse très rapidement sur un Russell Kirk, qui, lui, était nettement moins convaincu par le libéralisme que ses pairs, et incarnait une « dérive » illibérale. Dommage, parce que bien des conservateurs culturels, comme un Benjamin Disraeli, avaient de grosses réserves vis-à-vis du capitalisme industriel, estimant qu’une intervention de l’État était nécessaire pour améliorer la condition des pauvres. Au lieu de ça, Scruton loue la pensée d’un James Harrington, qui aspirait à démontrer qu’un gouvernement républicain dans une société essentiellement capitaliste, une république de croissance, était le système politique le plus stable…

 

Mais bon, retour au positif. Le fait est que MALGRÉ TOUT, la frontière entre le conservatisme à la française que je défends et le conservatisme défendu par Scruton est moins GRANDE qu’elle me paraissait par le passé. Par exemple, Scruton s’arrête souvent à l’aspect relationnel de la pensée conservatrice. Tout attaché qu’il soit à l’esprit des Lumières, il dissocie le conservatisme du « Moi-je-moi-même » qui obnubile les progressistes (et pas mal de libertariens), ET de la masse indifférenciée fantasmée par l’État socialiste. À la place, il envisage une alternative burnée, celle du « moi-tu », une culture de la perspective à la deuxième personne dans laquelle le « nous » de l’appartenance au groupe est constamment contrebalancé par le « je » de l’individu libre – tant que faire se peut. Les idées de responsabilité et d’obligations, toujours en rapport avec le lien, avec le relationnel, sont fondamentales au succès de cette société. La permanence de cette tension entre le « nous » et le « je » rend possible la communication entre des gens aux visions du monde les plus divergentes, parce que chacun se sent partie d’un tout qui requiert de lui qu’il respecte son obligation de respect envers l’autre. Ce « nous » unit les communautés dans le même état de droit et sous la même souvertaineté territoriale. Une société mutuelle qui rend possible le politique, en opposition frontale avec le culte de l’autonomie individuelle absolue d’un Rousseau, sur lequel ne peut se bâtir une société viable. Toute cette partie de sa réflexion s’inscrit sous le parrainage de Burke, dont l’approche libérale du conservatisme accordait aux citoyens toutes les libertés dont il doit jouir, encadrées par les traditions, qu’il appelait les « petites sections » des institutions sociales et de la religion, préservant le sentiment d’adhésion du citoyen à la société.

 

Ce qui rend la compréhension du conservatisme en certains points complexe est qu’il a une double-origine, là où le libéralisme n’en a qu’une. Ce dernier, l’enfant tordu de 1789, la matrice des délires meurtriers à venir, combinait l’objectif politique du renversement de l’Ancien Régime avec l’idéologie d’un nouvel homme totalement émancipé de la religion et de la tradition. Le conservatisme politique est, lui aussi, né de 1789, en réaction à ses excès, et dont on peut voir Burke comme le géniteur. Selon ce dernier, on ne peut comprendre ce conservatisme politique qu’à condition de comprendre qu’il porte en lui, dans son logiciel, des éléments de l’individualisme libéral. Il fut souvent le fait d’hommes qui n’étaient à la base pas complètement, dogmatiquement opposés aux idées des Lumières – c’est d’ailleurs pourquoi j’ai eu du mal avec l’affiliation idéologique entre Burke et Maistre qui fut, lui, non pas un conservateur, mais un contre-révolutionnaire dans ce que ça a de plus radical. Et on ne peut comprendre le conservatisme dans son entièreté qu’en réalisant qu’il n’a pas connu qu’une naissance, la politique. Il existe un deuxième conservatisme, antérieur à 1789, au point d’être un fait de la condition humaine, selon Scruton. Le conservatisme tel qu’on le connait aujourd’hui est un produit complexe des Lumières, nous dit-il, mais il convoque des aspects de la condition humaine qui transcendent les cultures et les époques. Il avait déjà un peu expliqué ça dans De l’urgence, en pointant du doigt l’évidence que l’homme est par nature conservateur puisqu’il tient à des choses, son foyer, sa famille, sa culture, sa langue, ses passions. Ce genre de chose surligne le caractère vague que peut avoir la notion même de conservatisme. Scruton, en bon anglophone, s’arrêtera pas mal dans son bouquin sur le conservatisme U.S., notamment en célébrant Thomas Jefferson et son amour d’une Amérique de petits propriétaires terriens et de communautés où les valeurs agraires prédominaient. Mais les conservateurs américains à l’époque de la révolution américaine… c’étaient les royalistes.

 

Le plus crucial à comprendre est la matérialité de la croyance du conservatisme en la personne. La personne avec un P majuscule, et non l’individu isolé et soumis à ses pulsions. Le conservateur croit à la liberté, mais pas à celle abstraire des Lumières selon laquelle nous pouvons être TOUT ce que nous voulons ; nos identités sont façonnées par la communauté dont nous sommes originaires, et les loyautés qui caractérisent cette dernière sont NOS loyautés. Pour Scruton, l’appartenance sociale joue un rôle fondamental dans notre capacité à exercer notre libre choix, aussi impossible que cela puisse paraître au progressiste. Il ne croit simplement pas à l’individualisme extrême.

 

Cette adhésion sociale à la communauté est en partie ce que nous appelons la tradition, que Scruton, reprenant Michael Oakeshott, définit comme une forme de connaissance. La tradition nous aide à savoir comment agir en accord avec nos besoins et nos obligations relationnelles. Les liens entre libéraux individualistes sont fragiles parce qu’ils n’ont de liens que politiques. Or, selon Scruton, ce qui nous lie de fondamental est pré-politique. Sans lien pré-politique, il ne peut y avoir de société, car le politique seul ne peut tout créer. En d’autres termes : la légitimité précède le consentement, et non l’inverse. « Pour un conservateur, écrit-il, un ordre politique n’est pas légitime parce qu’il trouve sa source dans les libres choix des individus, il l’est par les choix libres qu’il rend possibles. » L’autorité politique est reconnue si elle est nôtre. C’est comme ça que les gens continuent de vivre ensemble en paix, bon an mal an, alors que leurs votes expriment des vœux parfois parfaitement opposés. L’échec des sociétés multiculturelles donne raison à Scruton : ces dernières pensent régler leurs problèmes à travers le politique, alors que les fondations sont pourries.

 

Ainsi, quand les conservateurs disent défendre leurs libertés, il ne s’agit pas ici d’une abstraction : ils parlent des libertés incarnées et gardées précieusement par notre héritage culturel, politique, légal, et des associations libres à travers lesquelles nos sociétés perpétuent leur héritage de confiance. Ainsi comprise, la liberté est le résultat d’une multiplicité d’accords passés à travers les générations. Comment tout cela est possible, comment une société se préservant en perpétuant la balance entre l’ordre et la liberté, est conditionné par l’histoire, la religion, les coutumes, et la tradition. Sans ces choses, la seule alternative au cancer progressiste serait une sorte d’autoritarianisme réactionnaire, pendant droitier du diktat du politiquement correct qui ne plait pas vraiment aux hommes comme Scruton. Qui ne rêveraient pas, soyons honnêtes, d’un retour aux ordres antiques tels que certains d’entre nous le désirent. Les conservateurs libéraux ont en horreur la notion-même d’impérium.

 

Face à ce discours, la réaction des progressistes est prévisible : rien de tout cela n’est bien inclusif, c’est au contraire SUPER-exclusif. Je parlais plus tôt du « moi-tu » ; ce dernier n’est qu’une variante du « nous ». Or, qui dit « nous » dit « eux », les autres. La gauche reproche à la société défendue par Scruton d’exclure délibérément de la collectivité toute personne n’étant pas un « tu », ne remplissant pas les conditions pour intégrer le « nous » – c’est toujours marrant d’entendre ça de la part des enfoirés les plus sectaires de l’histoire, mais bon. Scruton n’accepte cependant pas cette accusation, et se livre à une défense du vivre-ensemble pas trop idéaliste. Il dit que l’endroit où nous vivons est déterminant… c’est vrai… et toute société moderne est, dans un sens, une société d’étrangers… et comme NOUS devons impérativement trouver des attaches communes sur lesquelles bâtir, pourquoi ne pas commencer par les premières : notre voisinage, et notre nation, qui n’est qu’une sorte de voisinage étendu ? Avec tous les droits que notre citoyenneté comprend, bien sûr. Cela, rappelle Scruton, ne prend nullement en compte la question de la race, ni celle de la religion, que l’auteur considère comme de mauvaises fondations sur lesquelles bâtir un ordre politique moderne. Parce que le conservatisme libéral porte en lui un respect inconditionnel de l’individu, il s’estime pouvoir ménager à la fois la liberté politique ET la cohésion sociale.

 

Conservatisme n’est pas sans reproche, comme je l’ai suggéré tout à l’heure en critiquant la présentation d’Adam Smith par Scruton. Dans son passage en revue des grands noms du conservatisme, l’auteur néglige également certains aspects embarrassants d’AUTRES de ces personnages pour, semble-t-il, donner une image UNIE de la grande Tradition, et magnifier la collusion naturelle du conservatisme et du libéralisme : par exemple, le très radical Maistre y parait soudain bien modéré ! Scruton encense l’inévitable Orwell pour sa dénonciation du totalitarisme communisme… en ignorant royalement son éloge éternel d’une forme de socialisme démocratique, raison pour laquelle un Michéa en est tant fan.

 

Dans la dernière partie de son bouquin, Scruton s’arrête sur les ennemis de l’Occident, et sans surprise, à la vermine progressiste s’y ajoutent les inévitables islamistes, remplaçant le socialisme internationaliste par leur califat au rayon de l’ennemi mortel. Je ne m’arrêterai pas sur toute cette partie, puisqu’elle n’a rien de POSITIF, et qu’on en connait déjà le contenu. Disons juste que pour l’auteur, la culture de tolérance européenne est la pire défense qu’on puisse imaginer, puisque le succès de la stratégie de la tolérance requiert des objectifs communs, or, nous ne partageons aucun objectif commun avec les oussamas. Voilà. Alors évidemment, le conservatisme n’est pas sans failles, il fonctionne beaucoup au local, attaché aux petites communautés. D’où l’importance de la NATION. L’échelon supérieur, l’Empire, n’intéresse pas les conservateurs. La nation est LE moyen de réconcilier une grande variété de citoyens de croyances et de styles de vie différents. Les liens de voisinage sont le fondement de la paix, et ils ne peuvent se solidifier dans une société qui n’est pas conservatrice. Mais une nation ne vaut rien si elle n’a gardé que sa structure et a perdu tout le reste. À un point du bouquin, Scruton évoque LE challenge des conservateurs libéraux dans leurs débats avec les libertariens qui, eux, sont étrangers aux concessions : « le fardeau philosophique du conservatisme américain consiste à définir les coutumes et les traditions et à montrer comment elles peuvent perdurer et prospérer grâce à leur dynamique interne, loin de tout contrôle étatique ».

 

Pour le SOCLE :

 

Un spécialiste de Russell Kirk a résumé sa vision du conservatisme en plusieurs points :

- la croyance dans un ordre transcendant qui, pour Kirk, relève tantôt de la tradition, tantôt de la révélation divine, tantôt du droit naturel.

- Une affection pour la variété et le mystère de l’existence humaine.

- La conviction qu’une société a besoin d’ordres et de classes qui soulignent les distinctions naturelles.

- La croyance selon laquelle la propriété et la liberté sont étroitement liées.

- Enfin, la foi dans la coutume, la convention et la règle, et la conscience que l’innovation doit se conjuguer avec des traditions et des coutumes existantes, ce qui suppose le respect de la valeur politique et de la prudence.

Plus une liste de souhaits qu’une philosophie, mais des souhaits auxquels nous pouvons adhérer, et qui peuvent quand même définir les grandes lignes d’une vision du monde.

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