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Le Christianisme en Procès, de Manfred Lütz

La vulgate (sans mauvais jeu de mots) actuelle est un peu trop rebattue  : le christianisme, et particulièrement le catholicisme, serait une religion « réactionnaire », possédant une « institution blanche raciste », voire même clairement liée aujourd’hui avec « l’idéologie fasciste » si on s’y penche un peu. Voilà ce que les moralisateurs médiatiques donnent en pâture à la plèbe européenne occidentale. Un traditionnaliste attentif y verra le travail de sape dont le libéralisme mondialiste a besoin. Sape des fondations des structures traditionnelles civilisationnelles millénaires, et en premier lieu de celles de l’Eglise, afin de mieux faire progresser l’individu vers son indétermination totale.

 

Paru en 2019, l’ouvrage Le christianisme en procès, sous-titré Lumière sur 2000 ans d'histoire et de controverses, affiche dès l’introduction un propos clair : « s’attaquer sans préjugés à l’histoire du christianisme et à ses scandales à l’aide du scalpel de la science ».

Il se veut une compilation résolument universitaire et scientifique de ce qu’il est possible de dire « à date » sur les moments polémiques de l’histoire chrétienne. Il puise une grande partie de ses sources dans l’immense ouvrage d’Arnold Angenendt, Toleranz und Gewalt, « Tolérance et Violence », qui abordait déjà l’Histoire du christianisme par le prisme de ses scandales, et s’est appuyé sur l’expertise de professeurs d’histoire contemporaine, de l’Histoire de l’Eglise et de théologiens afin d’affiner ou de revoir ses conclusions.

 

 

Vaslav Godziemba, pour le SOCLE

La critique positive de Le Christianisme en Procès au format .pdf

 

 

 

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 « Vous serez haïs de tous, à cause de mon nom; mais celui qui persévérera jusqu’à la fin sera sauvé. »

Evangile selon Saint Matthieu (10:22)

 

Mot sur l'auteur

 

L’auteur, Manfred Lütz, a une double compétence forte à propos. Ce dernier est à la fois chef du service de psychiatrie à l'hôpital Alexianer de Cologne, et théologien catholique. Il siège au Dicastère pour les laïcs, la famille et la vie au sein de la Curie Romaine.

 

Une religion scandaleuse

 

Par « scandales », il faut ici entendre les moments jugés « inacceptables » par le tribunal moral contemporain, et plus généralement par les adversaires des Traditions Européennes, moments qui sous-tendent la thèse de l’ignominie du Christianisme. Le lecteur ne sera pas surpris d’y retrouver les Croisades, l’Inquisition, la chasse aux sorcières, les missions indiennes, le procès de Galilée, les Lumières, et – plus proche de nous – le traitement par l’Eglise de l’émancipation de la femme, de la libération sexuelle durant la seconde moitié du XXe, sans oublier les affaires de pédophilie ou la question du positionnement du Vatican à l’égard des juifs et de l’Holocauste.

Il est peu aisé de faire part à nos lecteurs de l’ensemble des conclusions de l’auteur ici, tant le sujet est vaste. Parti a été pris de mettre en lumière les développements les plus forts de l’ouvrage.

Nous aborderons ainsi la question des relations et du regard des chrétiens sur les païens d’Europe et sur les autres civilisations dites « du Livre », à savoir les musulmans et les juifs. Ici, nos appuis résideront dans les événements et écrits marquants de l’histoire des premiers siècles, histoire toujours hautement scandaleuse !

 

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Figure 1 : « Le christianisme, et particulièrement le catholicisme, serait une religion “réactionnaire”, (…), voire même (…) liée (…) avec “l’idéologie fasciste” »

Photographie de la gargouille de Notre-Dame de Paris dite « Le Juif Errant », François Grunberg (date inconnue)

 

Partie I - Des origines à l’an mil : des Chrétiens en terres païennes

 

Contrairement à l’idée reçue, la notion d’historicité est intriquée avec le dogme catholique. Là où le protestant proclamera que la source primaire, la Scriptura originelle, suffit, le catholique considère que la liturgie, les conciles, les propos des papes, et la Tradition dans son ensemble, font partie intégrante du « bagage de la Foi ». Ainsi, comme Benoit XVI l’enseignait à Ratisbonne, le fait que le Messie ait fait « irruption dans l’univers culturel gréco-romain » ne « relève pas simplement du hasard » pour le catholique [6].

 

A l’aube des temps chrétiens, les paroles évangéliques sont – par définition – les sources quasi-uniques d’enseignements. La notion de « Tolérance », aujourd’hui si galvaudée, avait à l’époque un sens limpide pour les premiers chrétiens : elle consistait, comme l’affirmait Saint Augustin, à « Aimer le pêcheur, non pas parce qu’il est pêcheur, mais parce qu’il est homme » [7]. Ainsi face au païen qui décidait de préserver son mode de vie et son culte, aucun acte de violence ni de coercition ne devait être perpétré contre lui. Tertullien l’affirme clairement « Personne, pas même Dieu, n’aimerait être vénéré par quelqu’un à contrecœur » [7].

 

La Révolution Chrétienne est le point de bascule qui fait passer, selon la formule consacrée, « La Foi devant la Loi ». La raison à cette tolérance est fondée sur l’exercice du Libre-Arbitre. On ne peut contraindre un homme à croire. On retrouvera cette idée parachevée dans la scholastique thomiste et le Décret de Gratien huit siècles plus tard. La loi proclamait alors « Personne ne doit être contraint de croire » [8].

 

Du point de vue théologique, le chrétien n’avait que deux armes : la parole et le témoignage. Le terme « témoin » en grec ancien se dit μάρτυς/mártus, qui a donné le français « martyr ». En effet, il n’est pas caricatural d’affirmer que les premiers chrétiens étaient littéralement des va-nu-pieds désarmés, sans stratégie particulière ni institution, qui vadrouillaient un Empire qu’ils ne connaissaient guère.

 

Cela laisse entrevoir une vérité qui va à l’encontre d’une idée contemporaine. Il n’y a jamais eu de la part des premiers pères de « missions d’évangélisation » [9]. Les termes même sont complètement absents du vocabulaire des premiers chrétiens, et apparaissent à l’époque Moderne. Ainsi il semble que le christianisme ne soit initialement ni une morale, ni une doctrine, ni un programme politique, mais bien un message à annoncer, la fameuse « Bonne Nouvelle ». Il n’y a pas de nécessité absolue à convaincre, mais seulement à proclamer le cœur de la Foi, à savoir la résurrection du Christ.

 

Ce programme semblait parfaitement applicable, et a de fait été parfaitement appliqué tant que le Christianisme était la « religion des faibles » (i.e. une minorité sans pouvoir politique au sein de l’Empire). Le IVe siècle changea la donne, et marqua l’arrêt des persécutions des chrétiens décrétée par l’Empereur Galère l’heure de la conversion de Constantin. Un problème inédit, qui n’aura eu de cesse de ressurgir de part en part durant toute l’histoire de l’Europe, vint au jour : celui des rapports entre le religieux et le civil, entre l’obligation de se conformer aux principes de l’Evangile et aux nécessités de l’exercice du pouvoir, nécessités qui rentraient en contradiction brutale avec ces mêmes principes évangéliques. Pour les affaires publiques, il est de notoriété commune que le Nouveau Testament n’est d’aucune aide. Son programme politique se résume à Mt (22,21) : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ».

 

Comme le souligne l’auteur, Constantin, en sa qualité d’empereur romain, se mit à faire tout ce que ses prédécesseurs avaient fait, « il s’occupa de religion ». Il y a une connexion intime, au cœur de la cité païenne, entre le sacré et le politique. La pratique du culte revêt une fonction sociale, à la fois d’ordre et de cohésion. A partir de la conversion de l’Empereur et de l’Empire aux valeurs chrétiennes, deux positions devaient nécessairement émerger. On peut les évoquer en des termes modernes grâce à la distinction wébérienne de l’éthique :

  • Celle consistant à faire passer l’éthique de conviction avant l’éthique de responsabilité. Cela aurait signifié pour le pouvoir nouvellement chrétien d’affirmer la séparation nette des prérogatives du Religieux et de celles du Temporel. Aurait pu en découler une laïcité stricte, fondée sur la libre conversion de chacun au sein de l’Empire, mais avec la menace de la déstructuration de l’ordre social ;
  • Celle inverse, faisant passer cette même nécessité de préservation de l’ordre social fondé sur le religieux, refusant une scission politique claire du Religieux et du Temporel. Cela a le mérite de préserver de façon autoritaire l’ordre social, homogénéisant les pratiques, mais semble trahir de facto le processus de conversion pacifique du christianisme originaire. C’est cette « option » qui a été choisie par Constantin, donnant naissance à ce que les historiens byzantins nommèrent plus tard le « césaropapisme ».

 

On serait alors tenter de résumer la dialectique en une question : « Le christianisme est-il amené à se trahir systématiquement dès qu’il arrive au pouvoir ? ». A s’en tenir au seul message évangélique, la réponse parait simple. Néanmoins, il faut garder à l’esprit que le catholicisme sait prendre en compte les évolutions de la doctrine et les enseignements de la Tradition. Saint Augustin répondra en bonne partie à la question dans La Cité de Dieu, affirmant que la doctrine de l’Etat chrétien ne peut reposer sur le « pacifisme intégral ». Pour plus de développement, nous renvoyons nos lecteurs à la Critique de cet ouvrage majeur [10].

 

Ainsi durant tout le premier millénaire, les enjeux du rapport aux « frères païens » et de l’application de la Tolérance chrétienne avaient complètement partie liée avec ceux de l’ordre social et religieux. Tous les Princes fraichement convertis et d’univers mental païen ont dû se la poser, de Constantin à Charlemagne, en passant par les monarques byzantins, les rois Germains ou Slaves. L’époque du bas Moyen-Age, mieux documentée et sourcée, nous éclaire remarquablement sur ce fait.

 

On ne saurait alors nier que les princes de l’époque ont effectivement mis en pratique une politique de « conversion par l’épée ». Le règne de Charlemagne en porte la marque, en particulier durant les guerres contre les Saxons. Sa politique pouvait se résumer par une sentence laconique : « le baptême ou la mort ». Il est important de souligner que les médiévistes allemands contemporains ont modéré la fable du « bourreau des Saxons », dans un contexte où les guerres de conquête étaient omniprésentes, car nécessités vitales de survie des peuples. Par surcroit, on ne recense durant le premier millénaire chrétien aucune condamnation à la torture ou à mort de païens ou d’hérétiques, aucune chasse aux sorcières, aucun tribunal inquisitorial, aucun « schisme prolongé » émanant des instances cléricales ou dans les textes des papes et évêques. Le préposé à la Culture de Charlemagne, Alcuin, souvent en désaccord avec son Empereur quant à l’exercice de la violence, lui écrivait : « On peut éduquer l’Homme à la foi, mais jamais l’y contraindre ».

 

Manfred Lütz rappelle enfin que la notion de Tolérance et d’ouverture des autres nations païennes autour d’un même Dieu a eu le mérite de faire émerger la conscience d’une identité européenne commune. Bède le Vénérable affirmait que « chaque peuple fait partie de l’Eglise des peuples, qui est l’Eglise du Christ ». Charlemagne fut de son vivant qualifié de Pater Europae, le Père de l’Europe, par ses contemporains, car il régnait sur les peuples qui suivaient le Christ. Les séminaires étaient alors des lieux de communion intellectuelle d’érudits de tous les peuples du continent et à l’origine de ce qui allait donner les universités libres d’Occident. Le témoignage de la Vita Gregorii abbatis sur l’école de la cathédrale d’Utrecht parle à cet effet de lui-même :

« Les élèves n’appartenaient pas tous au même peuple mais à la fine fleur des peuples voisins. Ils brillaient tellement par leur confiance, leur amabilité et leur joie spirituelle que, dans leur unité, on les reconnaissait sans le moindre doute comme fils d’un même Père et d’une même Mère : la Charité. Certaines étaient issus de la noble tribus des Francs, d’autres du pieux peuples des Angles, certains encore de la nouvelle souche que Dieu avait récemment suscitée parmi les Frisons et les Saxons. D’autres encore appartenaient au peuple des Bavarois ou à celui des Souabes, ou à quelque peuple ou tribu que ce soit, au sein desquels Dieu les avait appelés » [11].

 

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Figure 2 : « Charlemagne fut de son vivant qualifié de Pater Europae, (…), car il régnait sur les peuples qui suivaient le Christ »

L’Empereur Charlemagne, Albrecht Dürer (vers 1512)

 

Partie II - Des musulmans et des juifs : la Défense du tombeau du Christ et le Guetto

 

En parallèle des relations pagano-chrétiennes, l’auteur invite à se plonger dans l’histoire polémique de celles qu’entretient le christianisme avec l’Islam et le Judaïsme.

 

Pour ce qui a trait à l’Islam, les relations sont dès le départ conflictuelles, et les objets de controverses religieuses nombreuses et fécondes. Contrairement aux païens « locaux », qui semblaient avoir peuplé l’Europe de toute éternité, les musulmans apparaissaient d’emblée comme des « envahisseurs » aux coutumes et aux mœurs très éloignées. Et si la Tolérance dont faisait preuve les penseurs chrétiens à l’égard des païens a pu aussi s’étendre aux mahométans dans un souci d’universalisme, cette ouverture demeura un courant très minoritaire jusqu’à l’époque contemporaine. L’Islam couplait à la fois le prosélytisme et la guerre au nom de Dieu. La conquête à partir de 711 de l'Andalousie par les arabo-berbères venus d'Afrique du Nord marqua à cet égard un tournant psychologique important pour les peuples autochtones européens fraichement christianisés.

 

Deux dates resteront emblématiques de l’opposition civilisationnelle au tournant du millénaire : 1009, le calife fatimide Al-Hakim rase « méthodiquement » et profane le Saint Sépulcre de Jérusalem, tombeau du Christ ; puis 1071, l’armée byzantine, la dernière frontière, est défaite, et Jérusalem est prise. Les pèlerinages en Terre Sainte en furent dès lors interdits. La suite est connue : l’Empereur byzantin appelle le pape de l’époque à l’aide, Urbain II, qui à Clermont réunit les peuples de la chrétienté sous une seule bannière. « Deus vult ! » lui répondit l’énorme foule alors présente.

 

Mais était-il même légitime d’intervenir ? Les musulmans n’étaient-ils pas des hommes comme les autres, et en ce sens des créatures de Dieu à respecter ? Les purs universalistes diraient oui. Mais sans refuser aux musulmans le respect dû à l’Homme, la morale de responsabilité l’emporta aisément. On puisa alors chez St Augustin la doctrine dite de la Guerre Juste, qui fut ensuite reprise par St Thomas d’Aquin [12]. La Guerre Juste est encore aujourd’hui la doctrine officielle de l’Eglise sur la question. Elle se résume en ces points :

  • La guerre ne se justifie qu’en réaction à un trouble grave de la justice extérieure et de l’ordre public ;
  • La guerre sainte en vue du salut personnel ou de la conversion est proscrite ;
  • L’exercice de la violence doit être limitée à sa juste mesure. Ne devront être commis ni pillages, ni tortures ou meurtres gratuits.

 

Les Croisades furent en ce sens une Guerre Juste. Elles ne furent pas, contrairement à ce qu’affirme les moralisateurs, une guerre de conquête, mais avant tout un ensemble de pèlerinages armés à motivation religieuse. Elles sont un témoignage de la grande influence de la doctrine chrétienne sur la question, qui allait participer de l’émergence des notions modernes d’ingérence et de non-ingérence.

 

La suite de l’histoire de l’Europe prouva à maintes reprises, lors des chocs tectoniques des civilisations, que le regard chrétien posé sur les musulmans était spécifique. Contrairement aux païens, chez qui l’annonce de la Bonne Nouvelle s’est diffusée positivement, les musulmans semblaient devoir confirmer leur statut d’envahisseurs inconvertibles. Ce regard s’illustre par la sentence du spécialiste d’Histoire Ancienne Egon Flaig :

« Si Constantinople était tombée en 1100, alors l’énorme puissance militaire des armées turques se serait abattue quatre siècles auparavant sur l’Europe, et la culture européenne si diverse n’aurait sans doute pas vu le jour : pas de constitutions libres pour les villes, pas de débats constitutionnels, pas de cathédrales, pas de Renaissance, pas d’essor des sciences. Car c’est exactement à la même époque que, dans l’espace islamique, la pensée libre – grecque – s’est tarie. Le verdict de l’historien Jacob Burkhardt – "Une chance que l’Europe dans son ensemble se soit défendue contre l’Islam" – signifie que nous sommes à peu près aussi redevables aux croisades qu’aux victoires antiques des Grecs contre les Perses. » [13]

 

Sur la question des croisades, on notera enfin que les études historiques récentes prouvent que les exactions commises lors de celles-ci, dont le fameux « massacre de Jérusalem », ont été parfaitement exagérées, et que le cliché anti-chrétien du croisé tuant de pacifiques peuplades sémitiques relève du mythe [14]. Lütz souligne que jamais ledit massacre n’avait « outrepassé les pratiques habituelles de l’époque ». Au contraire : si l’on prend le cas des population juives, aucune source (du côté juif ou du côté croisé) ne fait mention d’un acte de violences gratuite envers les juifs de Jérusalem. En revanche elles mentionnent la clémence dont ont fait montre les croisés à l’endroit des femmes et des enfants, clémence proportionnelle à l’intolérance avec laquelle les Fatimides ont traité ces derniers [14].

 

Avec le peuple juif, les relations sont complexes, et oscillent entre franche opposition et féconde tolérance.

 

La polémique des premiers temps tient en peu de mots : les juifs ne voyaient en Jésus qu’un agitateur, faux Messie et blasphémateur. Son blasphème légitimait sa mise à mort, et le Sanhédrin était dans son bon droit selon la Loi Juive. Côté chrétien, aux temps du christianisme primitif (soit de la crucifixion au Ier concile de Nicée), l’image des juifs empirait au fur et à mesure des écrits des premiers pères. Cela commence explicitement dès les épitres du Nouveau Testament. Ainsi Pierre (2, 9-10) :

« Vous [les chrétiens], au contraire, vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis, afin que vous annonciez les vertus de celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière, vous qui autrefois n'étiez pas un peuple, et qui maintenant êtes le peuple de Dieu, vous qui n'aviez pas obtenu miséricorde, et qui maintenant avez obtenu miséricorde. »

 

Cela empira avec les écrits de Tertullien et Jean Chrysostome pour leur traité Adversus Judaeos, « Contre les Juifs », et surtout avec Saint Augustin et l’accusation faite à l’endroit des juifs d’avoir littéralement « tué Dieu », et donc de porter un fardeau éternel.

 

Avec l’affirmation progressive de la papauté au cours du premier millénaire, les juifs trouvèrent toutefois une véritable protection en Europe. Les papes s’efforcèrent de protéger les populations juives de l’intolérance qui couvait à leur endroit. C’est ainsi que durant ces mille premières années, aucun pogrom d’ampleur ne fut recensé contre les juifs (avec l’exception notable de ceux de la péninsule ibérique).

 

Les débats entre instances religieuses ont ainsi permis de faire émerger deux réponses chrétiennes opposées à la question juive :

  • La première est celle de la théologie de la substitution, ou supersessionisme. Cette position se fonde sur le constat que la nouvelle Alliance formée par Jésus abroge l’Ancienne Alliance [15]. Le Verus Israël s’oppose dès lors au Vetus Israël. Les juifs ont été dépouillés par Dieu lui-même de leurs privilèges. Leur péché est lourd : ils n’ont pas reconnu le Messie, leurs autorités l’ont livré, et ils refusent de faire amende honorable de cette faute extrême ;
  • La seconde est la théologie dite des « deux alliances », qui affirme que la Loi mosaïque n’a jamais été abolie mais accomplie [16]. Il y aurait selon cette interprétation une forme de continuum naturel entre le juif et le chrétien, continuum légitimé par le privilège qu’auraient eu les juifs d’être élus de Dieu avant les autres.

 

Officiellement et durant toute l’histoire de l’Eglise jusqu’au Concile de Vatican II, c’est la première réponse, le supersessionisme, qui fut la doctrine officielle de l’Eglise. Avec une nuance de taille toutefois : aucun pape n’a jamais formellement affirmé que les juifs avaient « tué Dieu », récusant l’accusation de peuple « déicide » n’ayant point droit au Salut [17].

 

Une nouvelle ère s’ouvre à partir du Moyen-Âge pour les relations entre chrétiens et juifs, ère qui s’étendra jusqu’à l’émancipation des Juifs d’Europe du XIXe siècle. Ere de la création des guettos et des premières persécutions. Comme le souligne l’auteur, le Moyen-Âge est le point culminant d’un christianisme dit « des campagnes », magique, mystique, quasi-littéralement un pagano-christianisme. Ajoutant à cela la fondation des grandes cités médiévales chrétiennes et l’essor de la scholastique, le judaïsme semblait de plus en plus loin de l’Univers mental des européens. On accuse dès lors aisément les juifs de sorcelleries diverses, d’empoisonner des puits, de profaner des hosties ou de sacrifier des enfants chrétiens. Ces accusations justifieront jusqu’à l’aube du XIXe siècle les divers pogroms à leur endroit.

 

La découverte de l’antichristianisme juif à l’occasion du procès du Talmud au XIIIe siècle renforça encore davantage l’hostilité des populations chrétiennes. On pouvait y lire la description d’un Jésus « pourrissant dans la fange », d’une Marie « prostituée, adultère et impure » ou encore « une damnation éternelle promise aux nazaréens » [18]. Tout un programme qui ne manqua pas de faire réagir les autorités. Le pape Innocent IV adressa alors à Saint-Louis la lettre Impia Judaeorum perfidia, en français moderne La perfidie impie des Juifs, dans laquelle il incita prestement le monarque à brûler les Talmuds et à canaliser comme il se devait les velléités des populations juives de son royaume.

 

A ce tableau radical, il convient toutefois d’apporter certaines nuances d’importances. Les papes, n’en déplaise à Innocent IV, influencés souvent par leurs connaissances égales de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament, ont toujours fait figure de protecteurs des populations juives, armés de tolérance et de magnanimité. Au début du XIIe siècle, Rome comptait dix synagogues qui avaient pignons sur rues, et des populations juives peu inquiètes de leur sort. Deux siècles plus tard, autre exemple marquant : le pape Clément VI fait paraitre deux bulles successives la même année 1348 interdisant les baptêmes forcés des juifs et condamnant la violence et la torture à leur endroit [19].

 

Finalement l’Espagne musulmane, « Al Andalus », est sans doute l’illustration la plus remarquable du traitement des juifs par les chrétiens. D’après les sources récentes mises en lumière par l’auteur [20], la thèse d’une « vie paisible » des juifs durant le califat andalou ne tient pas. Bien plus, les sources en question révèlent une immigration en masse des populations juives ibériques vers le nord dès le VIIIe siècle. Aussi la conclusion de la science historique actuelle semble ne plus faire débat : de façon systématique, les juifs d’Espagne préférèrent toujours les terres chrétiennes, sur lesquelles ils trouvaient une vie agréable en comparaison de la dhimmitude d’Al Andalus.

 

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Figure 3 : « Le Verus Israël s’oppose (…) au Vetus Israël. Les juifs ont été dépouillés par Dieu lui-même de leurs privilèges »

Photographie des statues Ecclesia et Synagoga (l’Eglise, à gauche, la Synagogue, à droite) de la façade de Notre-Dame de Paris (vers 2008)

 

Pour le SOCLE

La conversion forcée n’a pas de sens véritable pour le chrétien. Seul l’exercice du Libre-Arbitre peut amener l’Homme à Dieu, en son âme et conscience.

 

La notion de Fraternité entre des Nations originellement païennes et priant un même Dieu a permis de faire émerger la conscience d’une identité européenne partagée.

 

L’Islam représente toujours un « Autre » singulier, très hermétique à la conversion, et rival civilisationnel de l’Eglise.

 

Les Croisades sont historiquement et théologiquement des Guerres Justes.

 

Traditionnellement, l’Eglise a tranché la question juive par le supersessionisme, sans pour autant refuser aux juifs protection et pardon (comme le prouve l’égide protecteur de certains papes illustres).

 

 

Références bibliographiques

 

  1. MANFRED LÜTZ, Le Christianisme en Procès, p. 10. Editions Emmanuel, 2019
  2. ARNOLD ANGENENDT, Toleranz und Gewalt das Christentum zwischen Bibel und Schwert. Editions Aschendorff, 2007
  3. Henri Tincq : « Une partie de l'Église se droitise, voire s'extrême droitise », Le Point, Avril 2018. Disponible en ligne : https://www.lepoint.fr/societe/henri-tincq-une-partie-de-l-eglise-se-droitise-voire-s-extreme-droitise-01-04-2018-2207154_23.php [consulté le 12 janvier 2021]
  4. "L'Église catholique américaine est une institution blanche raciste" déclare un groupe de prêtres noirs, Le Monde, Avril 1968. Disponible en ligne : https://www.lemonde.fr/archives/article/1968/04/20/l-eglise-catholique-americaine-est-une-institution-blanche-raciste-declare-un-groupe-de-pretres-noirs_2490267_1819218.html [consulté le 12 janvier 2021]
  5. Rémy Langeux, Matthieu Maye, Voyage au cœur d'une France fasciste et catholique intégriste. Editions Le Cherche-Midi, 2013
  6. VASLAV GODZIEMBA, Critique Positive de : Le Discours de Ratisbonne, par Benoit XVI, 2016. Disponible en ligne : http://lesocle.hautetfort.com/archive/2016/02/07/le-discours-de-ratisbonne-de-benoit-xvi.html [consulté le 12 janvier 2021]
  7. MANFRED LÜTZ, op. cit., p. 32
  8. MANFRED LÜTZ, op. cit., p. 38
  9. MANFRED LÜTZ, op. cit., p. 39
  10. VASLAV GODZIEMBA, Critique Positive de : La Cité de Dieu, par Saint Augustin, 2016. Disponible en ligne : http://lesocle.hautetfort.com/archive/2016/02/07/la-cite-de-dieu-de-saint-augustin-5756863.html [consulté le 13 janvier 2021]
  11. MANFRED LÜTZ, op. cit., p. 52
  12. SAINT THOMAS D’AQUIN, Summa Theologica, Secunda secundae, qq. 39--40
  13. MANFRED LÜTZ, op. cit., pp. 85-86
  14. Ibid., pp. 76-77
  15. PIE XII, Lettre Encyclique Mystici Corporis Christi, 1943. Disponible en ligne : http://www.vatican.va/content/pius-xii/fr/encyclicals/documents/hf_p-xii_enc_29061943_mystici-corporis-christi.html [consulté le 15 janvier 2021]
  16. JOSEPH RATZINGER, La Théologie de l'Alliance dans le Nouveau Testament, 1995. Disponible en ligne : http://palimpsestes.fr/presidentielles2012/mobilisation/septembre/philo-ecologie/fondations/ratzinger.pdf [consulté le 15 janvier 2021]
  17. MANFRED LÜTZ, op. cit., p. 220
  18. Ibid., p. 229
  19. Ibid., p. 226
  20. Ibid., p. 227

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