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Geographica Livres I, II et III Strabon 20 av. - 23 ap. J.-C. (Partie I)

Fils de la poésie et du voyage, des sciences et de la philosophie, de la guerre et de la terre, les Européens apprendrons avec l'explorateur Strabon que leur spécificité ne date pas d'hier. Cet héritage leur est donné à contempler au travers de son Geographica, qui sera présenté en quatre parties durant les prochaines semaines, tant il y a dire sur ce continent que Pline l'Ancien n'hésitait pas à qualifier de "plus belle portion de la Terre".

 

Gaspard Valènt, pour le SOCLE

 

  "C'est par l'Europe que nous devrons commencer, vu sa belle apparence et les conditions éminemment favorables dans lesquelles la Nature l'a placée pour le développement moral et culturel de ses habitants, conditions qui lui ont permis de faire participer les autres continents à ses propres avantages. L'Europe, en effet, est tout entière habitable, à l'exception d'une faible part de son étendue, où le froid empêche qu'on n'habite [...]. Il y a bien encore, dans la partie habitable, quelques cantons froids et montagneux, dont les habitants semblaient condamnés par la Nature à mener toujours l'existence la plus misérable, mais, grâce à une sage administration, ces lieux-là même, ces lieux affreux, vrais repaires de brigands, semblent s'être adoucis. C'est ainsi que les Grecs ont réussi à faire des montagnes et des rochers où ils étaient confinés un beau et agréable séjour, grâce à leur administration prévoyante, à leur goût pour les arts et à leur parfaite entente de toutes les conditions de la vie matérielle. [...] Mais, dans le reste de la partie habitable, là où le sol de l'Europe est uni et son climat tempéré, la Nature semble avoir tout fait pour hâter les progrès de la Civilisation. Comme il arrive, en effet, que, dans les contrées riantes et fertiles, les populations sont toujours d'humeur pacifique, tandis qu'elles sont belliqueuses et énergiques dans les contrées plus pauvres, il s'établit entre les unes et les autres un échange de mutuels services, les secondes prêtant le secours de leurs armes aux premières qui les aident à leur tour des productions de leur sol, des œuvres de leurs artistes et des leçons de leurs philosophes. [...] Eh bien ! A cet égard là encore, l'Europe a reçu de la Nature de grands avantages : comme elle est en effet toute parsemée de montagnes et de plaines, partout les populations agricoles et civilisées y vivent côte-à-côte avec les populations guerrières, et les premières, j'entends celles qui ont le caractère pacifique, étant les plus nombreuses, la paix a fini par y prévaloir universellement, d'autant qu'on peut dire que les conquêtes successives des Grecs, des Macédoniens et des Romains n'ont fait elles-mêmes que la servir et la propager. Il s'ensuit aussi qu'en cas de guerre l'Europe est en état de se suffire à elle-même, puisqu'à côté d'une population nombreuse de cultivateurs et de citadins elle compte beaucoup de soldats exercés. Un autre de ses avantages, c'est qu'elle tire de son sol les produits les meilleurs et les plus nécessaires à la vie et de ses mines les métaux les plus utiles ; restent donc les parfums et les pierres précieuses qu'elle est obligée de tirer du dehors, mais ce sont là des biens dont on peut être privé sans mener pour cela une existence plus misérable que ne l'est en somme celle des peuples qui en regorgent. Ajoutons enfin qu'elle nourrit une très grande quantité de bétail et fort peu de bêtes féroces et nous aurons achevé de donner de la nature de notre continent une idée générale."

  Le Geographica de Strabon expose la somme des connaissances géographiques du tournant de notre ère. Cette discipline étudie notre planète sous le rapport du relief, de la flore, de la faune, du climat, des ressources, des peuples et de leurs cultures. Si elle est aujourd'hui dominée par la géopolitique, c'est avant tout sa dimension ethnographique qui intéressait les Anciens. Cela n'est point fruit du hasard mais de l'époque : en regroupant les peuples dans d'immenses cités à l'uniforme culture de masse produite par l'industrie capitaliste, la modernité détruit les peuples et favorise les échanges internationaux. Fort heureusement, l'Europe de Strabon n'a pas entièrement disparu, loin de là. Ces lignes seront comme ces vieilles cartes postales en noir et blanc que les nostalgiques superposent aux lieux qu'elles exposent. C'est souvent l'occasion d'un amer constat : des barres d'immeubles ont remplacé le verger et le moulin, un parking ou une autoroute la bastide et les vignes. Mais c'est assez de mauvaises pensées. La nécrologie de l'Europe sera lue avec douleur par le conservateur dans la critique positive de L'Esthétique de la vie de William Morris donnée précédemment. C'est un baume pour son cœur, c'est une liste de survivants que je propose ici. Les deux sont à lire en pendants et, de la même manière que les Ibères, les Lacédémoniens et les Romains raffermissaient leur corps en le délassant dans un bain chaud avant de lui donner un coup de fouet dans l'eau glacée, raffermissons notre esprit en le confortant par les beautés de nos pays avant de l'exciter par l'exposé de leurs menaces.

Que le lecteur ne s'y trompe pas : le confort que nous offrons ici n'est pas de même nature que celui que l'industrie de masse lui propose. Il est cet austère et rassurant confort venu du fond des âges et que l'on ne voit disparaître que depuis la révolution industrielle : l'identité. Comme nous le disions plus haut, la géographie, pour les Anciens, s'attache presque exclusivement à décrire les paysages et les races qui les peuplent. C'est une longue liste de clans que l'on récite comme une prière dévolue à une nation. Et quelle joie, quel honneur que de découvrir le nom de celui peuplant autrefois la terre que l'on habite. C'est avec émotion que, sur cette carte dressée à la lecture de cet ouvrage, j'ai posé le doigt sur la région où j'ai grandi et prononcé le nom sacré de Camatallans. La même émotion, peut-être supérieure encore, naît de la découverte du nom de la tribu de ses ancêtres : les miens s'appelaient Bagiens, Dealbhna bEthra, Arvernes et Nibolenses. Leur terre d'origine - établie avec précision grâce au test génétique par ADN - porte sur les cartes ci-jointes le nom du peuple dont, camarade lecteur, tu descends.

Avant de nous délecter à la description de l'Europe d'il y a deux mil ans, résumons la vie de son auteur. Strabon est un aristocrate grec né aux alentours de l'an 60 av. notre ère à Amasée, dans le royaume du Pont. Ses ancêtres sont des marins qui, au VIe s. av. notre ère, participèrent à la fondation des ports de Trébizonde, Sinope, Amasée et Cerasus, plus tard réunis en royaume. A l'âge de treize ans, il accueille avec enthousiasme la destitution du roi parricide Pharnace II par la République romaine et devient philoromain. Durant son adolescence, il étudie la philosophie, les sciences et les lettres auprès de Tyrannion, Aristodème et Xénarque, devient stoïcien et embarque pour Rome où il arrive peu avant l'assassinat de Jules César (1). Fougueux homme âgé de vingt-trois ans ayant Ulysse pour modèle, il embarque dans les navires qui l'acceptent bienveillamment et visite la Gaule, la Belgique, l'Egypte, l'Ibérie et l'Ethiopie, appartenant à cette lignée d'infatigables voyageurs européens qui, d'Ulysse aux spationautes, d'Hérodote à Pythéas et d'Euphémos à Vasco de Gama, illustrent cette soif de connaissance et d'aventure assouvie par le voyage qui caractérise la race européenne. Avec son premier ouvrage, les Commentaires historiques, Strabon poursuit l'histoire universelle que Polybe avait arrêtée un siècle avant notre ère, pour l'achever sur le retour d'Octave à Rome et la fin de la guerre civile. Ce monumental livre de quarante-trois volumes est hélas perdu, mais l'autre œuvre de notre auteur, le Geographica, est entièrement conservée. Composée de dix-sept livres, elle sera rédigée de ses quarante ans jusqu'à sa mort, à l'âge de quatre-vingts ans. Les deux premiers livres exposent des considérations générales sur la Géographie, rendent hommage à Homère et délivrent une morale stoïcienne. Le livre III décrit l'Ibérie, le IV la Celtie, l'Aquitaine et les Alpes, les V et VI l'Italie, le VII la Germanie, les Balkans et la Macédoine, les trois suivants la Grèce, le XI les actuels Ukraine, Géorgie, Caucase, Arménie et région caspienne, les trois suivants s'attachent à l'actuelle Turquie, le livre XV décrit la Perse et l'Inde, le XVI la Mésopotamie, l'Assyrie et l'Arabie, le dernier l'Afrique. On passe ainsi de l'Europe à l'Asie, puis de l'Asie à l'Afrique. Dans cette présentation, nous commenterons les trois premiers livres, laissant les sept suivants pour de prochaines séances, les six derniers ne seront probablement pas commentés - ne concernant pas l'Europe qui nous importe.

 

Livres I et II

 

Dans le premier livre, Strabon rend hommage à Homère comme le premier et le plus grand des géographes. Lui firent suite Anaximandre, disciple de Thalès et auteur d'une Carte géographique, et Hécatée de Milet, auteur d'un Traité de géographie. L'Odyssée apparaît à l'auteur du Geographica d'une exactitude irréprochable, ce qui est d'une importance fondamentale étant données les fonctions pédagogique et moralisatrice de la mythologie. Si la philosophie s'adresse à une poignée d'instruits, le mythe s'adresse au peuple entier, lui délivrant vertus et sentiment identitaire. Les épopées d'Ulysse, de Thésée ou de Persée donnent au peuple l'exemple d'un héros, des informations scientifiques et un univers mental commun. Soit vertu, savoir et identité. Cependant, le mythe dissimule la vérité derrière un voile fabuleux au travers duquel la maturité viendra, sans l'ôter, voir au travers. Par exemple, pour Strabon, le passage entre Charybde et Scylla évoque celui du détroit de Messine, réalité scientifique, et la prudence, vertu morale. Les poètes n'ont pas pour seul but de distraire l'esprit, mais d'éduquer : "De là aussi cet usage pratiqué par les différents gouvernements de la Grèce de faire commencer la première éducation des enfants par la poésie, apparemment non comme un simple moyen de divertissement, mais bien comme une école de sagesse."

Le langage est comme une espèce divisée en deux races : la poétique et la prosaïque ; la première étant lointainement plus ancienne que la dernière. Strabon en veut pour preuve : les plus anciens textes conservés sont rimés et versifiés. Ce n'est que progressivement qu'on en vint à la prose, en brisant d'abord le mètre, avec Phérécide de Syros (2). D'ailleurs, les Anciens employaient le terme "chanter" là où nous employons celui de "dire". Cette idée suivant laquelle la multitude de langues actuelles serait originaire d'une poignée de proto-langues rimées, versifiées et chantées est des plus intéressantes. Les connaissances linguistiques ne s'y opposent pas.

A la suite d'Homère, Strabon loue "la félicité des peuples occidentaux", au-delà desquels s'étendent les îles des Bienheureux, ou îles Fortunées, au nombre de dix, "royaume du blond Rhadamanthe", fils de Zeus et d'Europe. La relative imprécision géographique de l'Odyssée nous autorise à envisager tous les archipels situés au-delà des colonnes d'Héraclès. L'archipel des Açores correspond en tous points à ces données.

 

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Au nombre de neuf, dont quelques affleurements ayant pu, il y a trois millénaires, les augmenter d'une, elles sont d'une paradisiaque beauté et mériteraient bien le surnom d'îles Fortunées. Situées à l'Occident et dans l'axe des colonnes d'Héraclès, elles sont suffisamment loin des côtes pour avoir pu être oubliées des marins et souvenues des légendes. Pour finir de convaincre les sceptiques, ajoutons qu'en 2011 furent découverts plusieurs hypogées funéraires vieux de trois millénaires appartenant au mégalithisme européen. Non encore fouillés par l'archéologie, ils rattachent ces îles - redécouvertes par les Portugais au milieu du XVe s. de notre ère - à la plus haute histoire de l'Europe. Ces tombes vénérables pourraient abriter les dépouilles des reines que la mythologie a retenues sous le nom des nymphes Hespérides.

 

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"Nous commencerons par l'Europe, [...] la plus belle portion de la Terre" - Pline l'Ancien, Histoire naturelle, livre III.

 

Europe, ce mot désigne un continent dont les spécificités géographique, génétique et culturelle justifient l'existence. Géographiquement, ses frontières naturelles sont la mer Méditerranée, l'océan Atlantique, le pôle Nord, la chaîne de l'Oural, la mer Caspienne, la mer Noire et la mer Egée. Génétiquement, l'Europe est clairement délimitée par l'haplogroupe I - celui des Européens du paléolithique - et R1b - celui des Européens du néolithique.

 

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Répartition de l'haplogroupe I, né en Europe, il est celui des hommes de Cro-Magnon.

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Répartition de l'haplogroupe R1b, apparu au Néolithique.

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Culturellement, elle rassemble des populations héritières d'une succession de civilisations remontant à l'origine de l'humanité, telle l'Aurignacien.

 

Cet héritage commun forgea une multitude de peuples qu’unit un socle de valeurs communes, un système de références symboliques apparentées et un certain art de vivre. Mais tout d'abord, d'où vient son nom ? Sa plus lointaine mention écrite remonte à l'origine de l'écriture en Europe, preuve que, depuis toujours, son existence fait sens dans l'esprit des siens. En effet, dans l'Hymne homérique dédié à Apollon, daté du VIIIe s. av. notre ère, le dieu de la Lumière, des Arts et de la Beauté virile prophétise que les habitants de toute l'Europe viendront l'interroger. L'étymologie de ce nom présente plusieurs hypothèses. Nous pouvons tout de suite balayer, comme le fit Hérodote il y a deux mil ans et cinq siècles, celle consistant à le faire dériver de celui de cette malheureuse princesse tyrénienne raptée par Zeus. Il semblerait plutôt qu'Europe signifie Pays du soleil couchant. Une stèle assyrienne des environs du VIIIe s. av. notre ère mentionne Ereb et Assou comme les pays du Couchant et celui du Levant. Cette toponymie n'est pas strictement astronomique, elle est également sacrée, puisqu'Erèbe est une divinité primordiale, personnification des Ténèbres, fils du Chaos originel et frère de Nyx, la Nuit. Erèbe désigne également cette région extrême de la Terre par laquelle passent les âmes avant de rejoindre les Enfers. De plus, le Tartare, lieu le plus profond des Enfers où les méchants sont châtiés, est assimilé à une région européenne dont nous reparlerons bientôt. Notre continent est donc ce bout du monde sur lequel le soleil se couche et la Justice se dresse. Enfin, en phénicien, aruba signifie "visage blanc", les Arabes donnant ce nom aux femmes aimant leur époux (3). Tous ces sens ne s'excluent en rien les uns des autres. Il y a tout lieu de croire que les Sémites composèrent les termes désignant les humains au "visage blanc" et les "femmes amoureuses de leur époux" à partir du nom du continent qu'ils peuplent. Car en effet, l'Europe est le pays de l'homme blanc et de la femme libre. C'est ce dernier point qui nous mène à ce qui, à notre sens, constitue la plus importante définition de l'Europe : un socle de valeurs permettant un art de vie menacé par le reste du monde. Passons donc en revue les différentes nations qui la composent, retrouvons, sous deux mil ans d'histoire, notre identité profonde et la fierté dont nous manquons pour la défendre.

 

Notes

1 - Tyrannion est élève de Denys le Grammairien, auteur d'une Grammaire grecque. Fait prisonnier puis esclave, il est libéré pour sa sagesse par le noble Lucius Licinius Murena et devient l'ami d'Atticus et de Cicéron, donnant école en sa maison. Devenu riche par ses leçons, il fonde une bibliothèque qui, selon la Souda, compte plus de trente mil volumes. Il n'aura pour élèves pas moins que Varron, et Strabon comme nous l'avons dit. Aristodème est un philosophe, un historien, un mythographe et un grammairien ami du consul Pompée, dont il se chargera de l'éducation de deux des fils. Il est l'auteur d'une Histoire, d'un Recueil mythologique et d'une Rhétorique de la flatterie, destinée à railler cette louange intéressée. Enfin, le scolarque du Lycée Xénarque est le plus célèbre. Ami du stoïcien Arius Didyme et de l'empereur César Auguste, il est le professeur des péripatéticiens Ariston de Céos et Cratippe de Pergame, mais c'est surtout pour son surprenant Traité contre le cinquième élément qu'il est retenu : cet ouvrage s'avérant d'une grande lucidité sur la nature des éléments universels et le mouvement des planètes.

2 - Phérécide de Syros est effectivement retenu comme l'un des premiers auteurs grecs à écrire en prose, avec son Hyptamychia, hélas perdue. Né vers l'an 600 avant notre ère dans les Cyclades, il fait partie des Sept sages et se rattache à la tradition apollinienne, ou hyperboréenne, présocratique. Les Histoires merveilleuses d'Apollonios Dyscole nous apprennent qu'il était l'oncle maternel et le maître de Pythagore, et l'élève d'Abaris l'Hyperboréen, prêtre voyageur d'Apollon Hyperboréen, lui-même élève d'Hermotime, élève d'Epiménide de Knossos, devin au corps couvert de tatouages, élève d'Aristée de Proconnèse, chaman et prêtre d'Apollon Hyperboréen, né vers l'an 700 avant notre ère.

3 - Proche phonétiquement, le nom Arabe ne partage pourtant pas la même étymologie. Il dérive de l'akkadien arabu, qui veut dire désert. Strabon et Pline l'Ancien font remonter cet ethnonyme au héros fondateur Arabos, père des Arabes et roi du désert auquel il donna nom.

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