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Au solstice d'été, à la saint-Jean

L’œuvre que nous voyons ici se nomme La Fête de la Saint-Jean et fut peinte par Jules Breton en 1875. Elle est, hélas, conservée au musée des Beaux-arts de Philadelphie.


Pieds nus sur l'herbe fraîche et la glaise d'une route aux sillons tracés par les roues des charrettes, une farandole de jeunes femmes tourne joyeusement autour d'un feu. Près d'elles, un jeune homme court, flambeau dressé en main, comme s'il tournait autour de la ronde. Le soir tombe sur cette verte nature agricole, déjà le bleu du ciel s’adoucit de teintes mauves et pastels. Au loin, d'autres hommes brandissent flambeaux ; à droite, un attroupement réunit porteurs de flambeaux près du petit village rural aux toits de chaume. La nuit ne va pas tarder à tomber et, bientôt, les formes ne sortiront de l'ombre que pas les lumières chaudes des feux et froides de la lune qui, gibbeuse et déjà haute, rythme le calendrier agricole.

 

Gaspard Valènt

Déjà les ronces et les blés du premier plan reflètent l'argent de la nuit, déjà les vigoureux corps des adolescentes et les plis de leurs vêtements rougissent des tons chauds du feu qui prendra le relais du soleil jusqu'à ce qu'il se lève. Un tableau réussi fait appel à bien d'autres sens qu'à la vue, il évoque toute une ambiance de sons, de températures, de sensations et d'odeurs. Sentez le feu de bois, la douceur du soir de printemps, entendez les rires des jeunes danseuses et le son du biniou et de la bombarde, si la scène se déroule près de Douarnenez comme il semble, ou au son de la cornemuse, de l'épinette du nord et du rommelpot si elle a lieu dans l'Artois, comme cela est possible. Laissez monter en vous l'ivresse du cidre, du pommé, du poiré, du Calvados ou de la bière qu'ils boivent. Leurs bras sont forts, leurs mollets rebondis, leur dos musclé, le dur labeur de la terre et la sélection naturelle maintenaient dans les communautés paysannes une race forte et vigoureuse, bien loin de la fragilité à laquelle la décadence moderne nous condamne. A gauche se trouve une blonde aux cheveux noués en nattes, elle renverse son visage aux traits fins vers l'arrière dans un rire franc, en donnant la main droite à sa compagne, qui tourne la tête pour nous regarder. A sa droite se trouve une femme dont le joli dos musclé se devine sous le fin vêtement blanc. Sa nuque, délicate, est dévoilée par le chignon négligé nouant ses cheveux blonds. On remarque que toutes les danseuses sont des femmes et que le seul porteur de flambeau reconnaissable est un homme. On peut en supposer que les rôles étaient ainsi répartis et remarquer que cela répond à une logique sexuelle : aux hommes le droit et raide flambeau ardent, aux femmes l'enivrante ronde autour du foyer. Cette symbolique simple et sans âge semble dictée par la nature, véritable religion des paysans européens.

 

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Le tableau suivant est La Kermesse ou Noce au village de Pierre Paul Rubens, peinte entre 1635 et 1638 et conservée au musée du Louvre.

Toutefois, les paysans de Jules Breton possèdent une dignité dont les jouisseurs du Maître Flamand sont dépourvus. Si les bacchanales de Rubens, "oreiller de chair fraîche" selon Baudelaire, ont un charme répondant à une loi de répartition des masses subtil et oublié, Jules Breton, né dans une ferme à Courrières, en Artois, portraiture d'humbles fermiers à l'attitude aussi tranquille que les crépuscules dans lesquels ils prennent place. Comme son titre l'indique, la scène se déroule à la Saint-Jean, le 24 juin, proche du solstice d'été. Cyclique, la vie rurale était alors ponctuée de fêtes dictées par l'astronomie, et répondait ainsi aux cycles naturels desquels dépendaient la communauté rurale. Simple était alors la religion, indéniable l'objet de son culte. A partir du VIe millénaire av. notre ère, les paysans européens se dotèrent d'immenses temples de pierre pour célébrer solstices et équinoxes. Ce sont les mégalithes, apogée d'un culte dont l'origine remonte à la nuit des temps. La christianisation de l'Europe ne mit point fin à cette religion paysanne dont les almanachs, l'herboristerie, les guérisseurs et la sorcellerie sont le témoignage encore vivant. Du reste, le terme "païen" fut forgé en Europe pour désigner les paysans, restés fidèles aux anciens cultes. En Bretagne, où la scène a probablement été peinte - Jules Breton possédant une ferme à Douarnenez - le déroulement de cette fête nous est décrit par un article publié en 1875 dans la revue La Terre sainte :

"L'heure venue, trois à quatre mille personnes accourent sur les glacis : enfants, ouvriers, matelots, tous portent à la main une torche de goudron enflammée, qu'ils agitent avec violence. Au milieu des ténèbres de la nuit, on aperçoit des milliers de lumières mobiles qui courent, décrivent des cercles, scintillent et embrasent l'air par d'innombrables arabesques de flammes ; parfois, lancées par des bras vigoureux, ces torches s'élèvent en même temps vers le ciel, et retombent en gerbes d'étoiles sur le feuillage des arbres. [...] Quand le roulement de rentrée se fait entendre, la foule reprend le chemin de la ville, le calme se rétablit, tandis que sur les routes de Saint-Marc, de Morlaix et de Kérinou, on voit des torches fuir en courant, s'éteindre successivement comme les feux follets des montagnes."


Vingt-cinq ans plus tard, L’Ouest-Éclair décrivait le même spectacle :
"La côte de Plougastel offrait hier soir, à la nuit tombée, un bien curieux aspect. Çà et là de longues gerbes de flammes montaient vers le ciel. C'étaient les feux que, par suite d'une antique coutume, on allume chaque année en Bretagne, en l'honneur de la Saint Jean. [...] À Brest même, au Gaz, au Pilier-Rouge, à Lambézellec et à Saint-Pierre-Quilbignon, des feux ont été allumés et des groupes joyeux se sont formés pour danser de gaies farandoles."


Appelée Midsummer chez les Scandinaves, Jaanipäev chez les Baltes et Kupala chez les Slaves, cette fête est toujours célébrée dans les régions d'Europe restées enracinées.

 

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Exemple de célébration de la Saint-Jean à Soultzbach-les-Bains, en Alsace, où, couronnés de roses cueillies le jour-même, les adolescents sautent au-dessus d'un grand foyer.


Pour finir, constatons que la célébration ici représentée, vieille de plus de dix millénaires, ne prit fin en la plupart des régions européennes qu'en la seconde moitié du XXe s., soit au même moment où finissait la tradition, vieille de deux millénaires-et-demi, de la peinture figurative à laquelle appartient cette toile. C'est donc en l'espace des quelques dernières décennies que prirent fin à la fois la tradition qu'illustre et la technique qu'emploie cette peinture. Cela n'est point hasard et porte pour nom modernité. Mort en 1906, le vieux Jules Breton, alors âgé de quatre-vingts ans, conseillait encore son petit-neveu, le parlementaire Jules-Louis Breton, d'interdire les œuvres cubistes des lieux publics, ce qui ne fut point accepté, comme on s'en doute. Il faut donc considérer cette douce huile sur toile de lin comme l'un des derniers témoignages de deux traditions ayant presque entièrement disparu. Fort heureusement, depuis peu de temps, la peinture à l'huile figurative de tradition ainsi que les cultes païens retrouvent un accueil favorable auprès d'une certaine partie de la jeunesse européenne. Espérons que ce double phénomène signe la fin d'une parenthèse moderniste et non le dernier sursaut cardiaque d'une civilisation mourante. Aux décennies suivantes de nous l'apprendre à nous, jeunes révolutionnaires-conservateurs.

 

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