Un des objets du Socle est d’explorer les pistes de résolutions conservatrices aux grandes crises que traverse actuellement la civilisation européenne. Parce qu’il existe peu de notions aussi mal comprises que le conservatisme, c’est à ce dernier que l’auteur de ces lignes a consacré ses trois précédentes critiques positives, en s’arrêtant sur De l’urgence d’être conservateur, de Roger Scruton, Conservateurs, soyez fiers !, de Guillaume Perrault, et Qu’est-ce que le conservatisme ?, de Jean-Philippe Vincent. Trois lectures passionnantes que le conservatisme méritait amplement, mais il était temps de passer à autre chose, du moins pour le moment. À quoi ? Ces dernières années, la section Libre pensée du Socle a également abordé la question de la monarchie (notamment à travers le royalisme de Maurras) et celle de l’aristocratie (avec Vladimir Volkoff). Et la question demeurait : comment harmoniser ces deux concepts, beaux mais datés, avec ce que nous a apporté de positif la « modernité », comme l’État de droit ? N’avons-nous pas parlé de pistes de résolutions ? Cela tombe bien : Vincent, vers la fin de son ouvrage, propose au conservateur de remonter le temps pour s’arrêter sur la pensée de Cicéron, et notamment son « régime mixte ».
Félix Croissant, pour le SOCLE
La critique positive du De Republica au format .pdf
Cicéron, homme d’État, avocat et penseur romain né en 106 avant J.-C.… Nous avons tous entendu son nom, mais combien de gens connaissent son œuvre (vous excuserez la formule de bande-annonce américaine) ? Sauraient seulement le situer dans le temps ? L’ouvrage présentement présenté, De Republica, De la République en latin, n’a même pas un commentaire sur sa page Amazon. Et voilà soudain que Vincent nous présente l’homme comme un des pères du conservatisme, évoquant sa conception d’un régime mixte comme un modèle dont le conservateur doit impérativement s’inspirer…
Une lecture plus tard, l’évidence saute aux yeux : c’est une aberration que ce grand penseur romain ne soit pas enseigné dès le lycée. On parle tout de même d’un homme qui fut consul, qui fut le troisième Pater Patriae de Rome, qui eut le titre prestigieux d’imperator, et mourut assassiné sur ordre de son ennemi juré Marc Antoine, quinze ans avant le basculement de la République à l’Empire ! Ce fut aussi un des théoriciens politiques de son temps qui laissèrent le plus d’écrits : d’abord, une impressionnante quantité de lettres et de discours ; ensuite, quelques essais, dont le plus fameux : le De Republica.
Cicéron souffre, il faut dire, d’une mauvaise image : celle du parfait politicien. C’était, un orateur brillant, un égocentrique flamboyant, et un manipulateur de génie (lecteur, si vous voulez apprendre à mentir, lisez ses plaidoyers), en somme, pas vraiment un modèle de vertu, surtout pour un penseur de l’Antiquité. Défendons-le en avançant simplement que contrairement à bien des penseurs classiques, lui était un « self-made-man », c’est-à-dire un « homo novus », citoyen romain étant le premier de sa lignée à occuper une charge publique, donc non issu de l’aristocratie. Le florilège de ses charges donne une idée de la fulgurance de son ascension sociale : pour en arriver là, il fallait assurément être PLUS qu’un rat de bibliothèque, être AUTRE qu’un Aristote romain. L’homme ne grandit justement pas dans l’Athènes du quatrième siècle avant J.-C., mais dans la Rome de tous les bouleversements, aux prises avec un État ingouvernable, les guerres civiles entre Marius et Sylla, le premier triumvirat, et l’ascension de César. S’il n’était pas un homme de guerre, il n’en était pas moins un homme d’action, qualité qui se ressent bien dans son essai.
De Republica est un traité que Cicéron écrivit en 54 avant J.-C., divisé en six livres et écrit sous la forme d’un dialogue platonicien fictif qui se tient en 129 avant J.-C. entre le général Scipion Émilien, second Africain, célébré pour avoir détruit Carthage et gagné la dernière guerre punique, et des proches amis. Avec eux, il a formé un cercle de réflexion célèbre pour le rôle qu’il a joué dans la transformation de la vie politique à Rome et pour sa promotion de la pensée grecque, tant politique (avec Polybe) que philosophique (avec le stoïcien Panétios de Rhodes). L’époque de leur dialogue correspond au moment où, selon Cicéron, la République quittait l’équilibre idéal qu’il va décrire par la suite, c’est-à-dire avant que l'intervention des Gracques, deux frères qui ont tenté des réformes sociales un peu trop hostiles au sénat et en sont morts, ne bouleverse l’harmonie républicaine pour toujours.
Vestiges
Une chose explique la moindre popularité du De Republica par rapport à ses modèles, comme La Politique d’Aristote ou La République de Platon : l’ouvrage, rédigé en six livres, n’est parvenu à l’époque moderne que très mutilé. Au cours du Moyen Âge, seule la fin, intitulée Le Songe de Scipion, fut conservée, essentiellement en raison de son mysticisme qu’appréciaient les moines, le reste n’étant connu qu’à travers quelques citations, à la grande frustration d’un Saint Augustin et bien des penseurs médiévaux. L’ouvrage n’a été reconstitué qu’au début du 20ème siècle, tant bien que mal, des pans entiers du livre ayant tout bonnement disparu, criblant le texte de lacunes qui compliquent parfois la lecture, et réduisant à néant ou presque les quatrième et cinquième livres.
Heureusement, ce qui nous intéresse est essentiellement développé dans le premier livre : le fameux régime mixte, tiré de la constitution romaine, mélange de monarchie, avec le consulat, d’aristocratie, avec le Sénat, et de démocratie, avec les assemblées populaires, qui passaient des lois et servaient aussi de cour d’appel.
Cicéron et la constitution
Une des causes de l’assassinat de Cicéron, sa franche détestation de Marc Antoine, découlait en partie de son attachement indéfectible à la République romaine, et donc à sa constitution – attachement illustrant parfaitement l’orientation conservatrice de Cicéron, qui préférait l’évolution à la révolution. Il fut son plus ardent défenseur, contre vents et marées, ignorant, ou peut-être plutôt refusant d’admettre, que celle-ci était condamnée. À travers les échanges amicaux du De Republica, Cicéron pose la question de la constitution idéale et du citoyen idéal, l’« optimus civis », et sa réponse est la constitution romaine, sans surprise. Un peu idéalisée, soit, mais suffisamment proche de la vraie pour être pertinente. Pour lui, cette dernière, fondée sur la « loi naturelle », c’est-à-dire donnée par les dieux et établie par les pères fondateurs de Rome, avait surtout été perfectionnée par des générations d’hommes d’État expérimentés, contrairement à Athènes, dont la constitution était l’œuvre de législateurs individuels basant leurs vues sur des principes théoriques.
Tel un conservateur sachant que toute civilisation est mortelle, Cicéron, au moment de la rédaction du De Republica, est suffisamment instruit par l’expérience historique pour rejeter la croyance répandue en une éternité garantie de jure à Rome par sa bonne constitution : c’est une position assez nouvelle, qui s’introduit au moment où l’on comprend que l’État romain se trouvera tôt ou tard menacé d’extinction, et que l’aptitude du peuple à assumer la continuité du concilium qui l’unit sera tôt ou tard mise en péril du fait de la dégradation du système éducatif du mos majorium. D’où l’importance des « hommes exceptionnels » : le meilleur citoyen qui doit prendre sur lui d’assumer le rôle de dictator, celui qui doit regénérer l’État en sortant de ses procédures légales ordinaires – tant qu’il ne trahit pas le dessein par lequel l’État s’est constitué en chose publique, bien entendu. Une des vocations de la République romaine était de s’assurer que le pouvoir ne tombe jamais entre les mains d’un seul homme, mais cinq siècles de règne sur une zone si vaste que le bassin méditerranéen ne pouvaient que mettre à l’épreuve ce système politique, d’autant plus que ce règne s’accompagnait d’une expansion continue. À force de révisions et d’adaptations, la constitution s’était remplie d’incohérences, et transformée en outil de manipulation idéal pour un État devenu lui aussi monstrueux. Quelles leçons politiques Cicéron pouvait-il tirer de cette catastrophe en puissance ?
La monarchie, l’aristocratie, la démocratie
Le choix de cœur de Cicéron, c’est celui du roi. L’homme qui prend le même soin de ses concitoyens que s’ils étaient ses propres enfants. Oui, il considère qu’un roi est préférable à tout, si l’on considère que tous les dieux sont gouvernés eux-mêmes par la volonté d’un seul. Mais ça, c’est la théorie. En pratique, l’homme est également très attaché à la république, dans le sens d’un système où le pouvoir n’est justement PAS entre les mains d’un seul homme. Une république dans laquelle un seul homme détient le pouvoir suprême pour une durée indéfinie… autant appeler cela une monarchie. Il peut très bien y avoir un sénat, comme c’était le cas du temps des rois, mais ce sénat manquera toujours de l’autorité de délibération, et la liberté du peuple ne sera jamais qu’illusoire. Surtout, la sécurité, l’égalité devant la loi et le confort des citoyens dépendront tous de la vertu d’un homme, ce qui semble être le principal contre-argument de l’auteur. Cette hantise du roi perverti ne vient pas de nulle part, mais du traumatisme collectif que fut le septième et dernier roi de Rome, le régicide Tarquin le superbe, cinq siècles plus tôt. En sa qualité d’homo novus et d’homme finalement très moral, Cicéron ne voit qu’un type de monarchie sous une lumière positive : la monarchie l’élective. Il abhorre l’héréditaire, celle de Sparte, qu’Aristote condamnait, lui aussi, lui préférant la constitution carthaginoise. Notre auteur s’inspire du refus du peuple romain de se priver d’un roi, à la mort de Romulus, et de l’intelligence qu’eut le sénat d’instaurer un « interrègne » : « jusqu’au moment où un roi serait proclamé de façon définitive, l’État ne devait ni être privé de roi, ni avoir un roi unique pour une durée prolongée, puisqu’il ne fallait pas risquer qu’un homme, disposant du pouvoir depuis longtemps, retardât le moment de le déposer ou fût assez puissant pour le garder. (…) [Leurs] aïeux avaient beau être encore de simples paysans, ils comprirent qu’il fallait rechercher non le sang, mais la vertu et la sagesse dans un roi ».
Pour Cicéron, le gouvernement aristocratique tient le juste milieu entre l’insuffisance d’un seul homme et l’aveuglement de la foule. L’aristocratie est, de toute façon, inévitable : même au sein de la plèbe, on respecte naturellement son principe. « Si un peuple choisit librement ceux à qui il confie son sort et si, à condition qu’il désire son propre salut, il choisit les meilleurs, on peut être certain que le salut des États repose sur la sagesse politique des meilleurs citoyens ». Mais le « si » de sa phrase est lui aussi des plus dangereux, car rien ne garantit que cette aristocratie n’ait en fait l’âme d’une ploutocratie. Cicéron avance qu’une société aristocratique peut se prémunir contre un tel risque en soignant son éducation, qu’il qualifie de « formation de l’ethos », par la tradition familiale ; le développement d’aptitudes spéciales à celui qui est appelé à prendre une part plus active dans la défense du bien commun, comme la connaissance du droit et l’éloquence ; ou encore la verecundia (pudeur), la disposition affective par laquelle chaque citoyen a le sentiment de son appartenance à Rome. Mais ce ne sont que des paravents. L’auteur ne recherche pas le système du moindre mal, mais un système bon en soi.
Cicéron parle souvent de liberté. Par liberté, il entend bien évidemment quelque chose de PLUS que l’absence d’oppression : la participation active aux affaires de la cité. La réelle liberté démocratique requiert selon lui un sentiment de sécurité total face à l’hypothèse d’un retour de la tyrannie, nous l’avons vu… et donc que le pouvoir soit plus également partagé. Pour démontrer que le peuple peut à la fois bénéficier de certaines libertés ET vivre dans la peur de la tyrannie, Cicéron évoque la sécession plébéienne, comparable à une grève, qui se produisait en cas de « conflit des ordres ». Ce ne sont que regrettables derniers recours dans un régime du moindre mal. Cicéron veut davantage de libertés pour ses concitoyens. De Republica restera moyennement convaincant, de notre point de vue, dans son développement de ce point. Le concept de « liberté » y est à peine moins vague qu’il ne l’est à notre époque. L’auteur articule comme il peut sa très vertueuse quête de liberté populaire avec son adhésion naturelle, inébranlable, et profondément ancrée dans sa morale, au principe aristocratique. Il fait dire à un de ses personnages que le défaut de tous les régimes purs est que l’on n’y tient pas assez compte de la valeur de l’individu face à l’État. Mais à aucun moment il ne développera de théorie claire de la souveraineté populaire. Quand Romulus régnait en accordance avec le quasi-Sénat, ou encore quand aucun vote de l’assemblée populaire n’était valide sans l’approbation des « Pères », le peuple avait-il l’autorité suprême, donc la souveraineté ? Assurément, non. Après la mort du roi, l’importance du Sénat crût très vite. Il maintint la République dans une forme similaire, si bien que le peuple, quoique « libre », ne gérait que bien peu d’affaires d’une réelle importance. Il en était du ressort du Sénat, par organisation pratique et par tradition. Les consuls ne disposaient que d’un mandat d’un an, et ce qui garantissait l’autorité de l’aristocratie, la culture du primus inter pares (premier parmi les pairs), fut soigneusement entretenu : aucun vote d’une assemblée populaire n’était valide sans l’approbation des Pères.
L'auteur est bien plus convaincant dans sa critique du principe de liberté dévoyé, dégénéré. Page 51 se trouve probablement le passage qui a le plus de résonance avec notre époque, avec les maux de notre époque. Inspiré par ses lectures de Platon, le sage Scipion dit à ses compagnons : « Quand un peuple sent une soif insatiable de liberté lui dessécher la gorge et que, grâce à de mauvais serviteurs, il peut avaler avidement un breuvage de liberté qu'on n'a pas su couper avec mesure et qui est trop fort pour lui, alors, si les magistrats et les dirigeants ne se montrent pas extrêmement doux et coulants, en lui versant avec abondance cette liberté, il s'en prend à eux, les calomnie, les accuse, et les traite de potentats, de rois, de tyrans. (...) Ce peuple poursuit de ses insultes ceux qui obéissent aux dirigeants, et les traite d'esclaves volontaires. Au contraire, les magistrats qui acceptent de devenir semblables aux simples citoyens, et les simples citoyens qui travaillent à supprimer toute distinction entre homme privé et magistrat, il les porte aux nues et les comble d'honneurs. Aussi voit-on nécessairement, dans une république de ce genre, tout regorger de liberté ; même dans les maisons des simples particuliers, il n'y a aucune autorité (...) ; le père en vient à redouter le fils ; le fils, à dédaigner le père ; tout respect disparaît pour que la liberté soit totale ; il n'y a plus de différence entre le citoyen et l'étranger ; le maître d'école redoute ses élèves et les flatte ; les élèves méprisent les maîtres ; les jeunes gens s'attribuent l'autorité des vieillards ; les vieillards s'abaissent aux distractions des jeunes gens pour ne pas être à leurs yeux d'ennuyeux trouble-fête. (...) La conséquence inévitable de cette anarchie sans limites : les citoyens prennent un esprit si arrogant et si chatouilleux qu'au moindre recours à la force du pouvoir, ils s'en irritent et sont incapables de le supporter ; ils en viennent à ne plus tenir compte des lois, afin de vivre absolument sans maître. » Une résonance assez effrayante, vous en conviendrez à présent, non seulement parce que ce passage décrit à l'aberration près ce dont nous sommes aujourd'hui les tristes témoins, mais aussi parce qu'il rappelle combien nous n'avons pas progressé d'un iota, ni appris quoi que ce soit. Ce ne sont pourtant pas les livres qui manquent.
Mais Cicéron ne croit de toute façon pas à la démocratie. Pas suffisamment pour lui accorder sa pleine confiance. C'est précisément pour cela qu'il a son régime mixte.
La constitution mixte
« La meilleure constitution politique est celle qui résulte de la fusion harmonieuse de ces trois genres de gouvernements purs, et dont les sanctions ne provoquent pas de révolte dans l’âme brutale et sauvage », écrit l’auteur. Pour lui, un État doit avoir un élément de suprématie régalienne, soit l’élément monarchique ; un autre élément assigné à l’autorité d’une classe aristocratique ; et enfin, certaines affaires devraient relever du contrôle des « masses ». En l’absence de cette harmonie, il n’y a pour Cicéron pas cette égalité sans laquelle les hommes ne peuvent connaître la « vraie liberté ». Et sans cette mixité, chaque système finit par se pervertir, par dégénérer en des versions corrompues de leurs idéaux, une tyrannie à la place de la monarchie, une ploutocratie à la place de l’aristocratie, et une ochlocratie à la place de la démocratie – nous y reviendrons. Les chances de chaos sont réduites quand les raisons d’aspirer au changement sont minimales, et elles le sont dans un système où chacun est fermement établi à sa place.
Bien que la monarchie romaine conjuguat les éléments royaux, aristocratiques et démocratiques, elle ne le fit jamais équitablement, ni sagement. Ils étaient conjugués de sorte que l’on ne sache parfois pas lequel des trois influençait telle action du gouvernement, ce qui avait ses avantages, mais ne furent jamais aménagés de sorte à s’accommoder optimalement les uns aux autres. Scipion avance que le principal frein à cet aménagement, c’est le pouvoir royal. La limitation du pouvoir royal par la République permettait la balance des droits, devoirs et services tant espérée, donnant suffisamment de pouvoir aux magistrats, suffisamment d’autorité aux gouvernants, et suffisamment de liberté au peuple. Au sommet de son efficacité, la constitution de la République romaine établissait une juste proportion entre a) la potestas, qui, sous les traits des consuls, représentait les traces du pouvoir royal ; b) l’auctoritas, incarnée par le Sénat et par les traditions aristocratiques (le mos majorum, préservée par les censeurs) ; et c) la libertas, trait caractéristique du pouvoir populaire, conçu comme affranchi de la tutelle des rois ou de la noblesse, représenté par les comices et protégé par la puissance tribunicienne.
La Rome antique a apporté deux contributions majeures à la culture politique : le républicanisme, d’abord, et sa constitution, ensuite. Au deuxième siècle avant J.-C., le Grec Polybe s’est posé la question de savoir comment Rome, cette petite ville, avait réussi à dominer le bassin méditerranéen, Grèce comprise, et sa réponse a été : la constitution. Aristote considérait qu’il existe trois types de constitution : la loi d’un homme, la loi de la majorité, et la loi d’une minorité ; que chacune de ces constitutions a ses qualités et ses défauts ; et qu’elles sont faites pour se succéder dans un cycle éternel. Une monarchie se crée, rassemblement populaire autour d’une figure d’autorité légitime ; puis la monarchie mue en tyrannie, et elle est renversée par une minorité d’optimus civis qui instaurent une aristocratie avec le soutien du peuple trop heureux d’être « libéré » ; puis l’aristocratie tourne à l’oligarchie corrompue, et se fait alors dégager dans un élan libérateur par un « peuple » instaurant la démocratie ; puis cette dernière tourne au chaos connu sous le nom de « tyrannie de la majorité »… chaos surmonté par une figure forte et vertueuse qui, une fois vainqueur, instaure une nouvelle monarchie.
Polybe, lui, considérait cependant que les Romains avaient su neutraliser ce cycle infernal pendant trois siècles grâce à la géniale fusion opérée dans leur constitution. L’État était dirigé par des consuls, qui avaient les pleins pouvoirs, donc l’« impérium », mais pratiquaient ce pouvoir deux par deux et étaient élus démocratiquement. L’aristocratie ne signifiait pas seulement la loi du meilleur, mais aussi celle des plus vertueux et méritants, comme Aristote le concevait (ignorant donc royalement l’aristocratie de naissance). Le sénat incarnait lui aussi cet idéal : bien qu’il ne pût passer de loi ni commander d’armées, il avait l’auctoritas, et donc le respect tant des magistrats que du peuple. Pour finir, l’élément populaire avait le pouvoir de passer des lois et d’élire les magistrats ; c’était la dimension démocratique de Rome.
Naturellement, il faut nuancer le sens du mot « démocratie », car on était alors assez loin du « un homme égale un vote » des démocraties libérales actuelles, vous vous en doutez. On pouvait, comme Cicéron, faire l’apologie de la liberté sans avoir le moindre problème avec l’esclavage puisque seul comptait le citoyen. Dans le Livre III, il écrit : « c’est une injustice que des hommes soient asservis à d’autres hommes qui les dominent. Cependant, si une cité impérialiste, dont l’État est grand, ne se résigne pas à commettre cette injustice, il lui est impossible de gouverner des provinces. La réponse qui fût donnée par le défenseur de la justice consistait à dire : ce système est conforme à la justice parce qu’il est avantageux à de tels hommes d’être asservis. (…) Une fois soumis, ces hommes seront dans une meilleure situation, car avant d’être soumis, ils étaient dans un état pire. » C’est ce qui complique cruellement toute entreprise d’adaptation de ces préceptes à notre réalité. Ce qu’ils avaient était une sorte de suffrage censitaire, puisque le poids du vote d’un homme dépendait de son influence et de son âge. Pourtant, ce système avait quelques traits forts de la démocratie. Un citoyen pouvait gravir les échelons de la société de sorte à donner plus de poids à son vote… comme le fit Cicéron. Le principe méritocratique ne brillerait-il pas précisément à la convergence de la démocratie et de l’aristocratie ?
Conclusion
Cicéron se lamente que sa génération ait négligé de restaurer l’organisation politique léguée par les ancêtres. « Qu’est-ce donc qui subsiste des mœurs d’autrefois, qui ont fait, comme l’a dit le poète, que Rome restât debout ? (…) C’est faute d’hommes que les coutumes se sont perdues. » Voici le défi de toute société, qui s’applique donc tant à la Rome d’alors qu’aux nations d’aujourd’hui : ménager le respect du principe (quoique flou) de liberté individuelle ET le souci du bien commun, que nos sociétés tendent à négliger dangereusement. Un souci sans aucun doute encore plus élémentaire. L’auteur cite régulièrement l’historien Caton l’Ancien, qui refusait de lier à des noms d’individus les succès militaires et politiques de Rome car ces derniers résultaient des services anonymes de l’ensemble des Romains. Le commun, soit la politique. « Les choses se passent comme dans un ensemble de lyres ou de flûtes, dit Scipion, et ce concert est rendu harmonieux et bien accordé grâce à l’union exactement réglée des voix les plus différentes. Il en est de même dans la cité, qui fait naître un accord moral d’éléments très différents grâce à l’équilibre qui se produit entre les ordres supérieurs, inférieurs et moyens, comme entre des sons divers. Ce que, dans un chant, les musiciens appellent l’harmonie, c’est, dans la cité, la concorde. » Et Cicéron d’écrire ces deux mots : concordia ordinum.
Pour le SOCLE :
- Dans la constitution mixte de Cicéron, les trois systèmes qu’elle fait converger se surveillent les uns les autres, limitant ainsi les risques de perversions.
- La constitution idéale doit permettre à chaque élément d’une société d’être fermement ancré à sa juste place, limitant ainsi les aspirations au changement les moins prudentes.
- Préférer l’évolution à la révolution : la devise du conservateur, avant même que ne naquît le Christ.
- La constitution idéale ne va pas sans la définition du citoyen idéal.
- Seule une société morale peut compter sur l’émergence d’ « hommes exceptionnels » en cas de péril, c’est-à-dire d’hommes capables de détenir les pleins pouvoirs, d’en faire le meilleur usage possible, et de les déposer une fois son œuvre accomplie.
- Dans un système où un seul homme détient le pouvoir suprême pour une durée indéfinie, le peuple ne peut être réellement libre.
- Il n’y a pas de liberté sans sentiment de sécurité vis-à-vis de l’État.
- La monarchie élective est préférable à la monarchie héréditaire, d’un point de vue aristocratique.
- Le gouvernement aristocratique constituerait un juste milieu entre une monarchie et une démocratie.
- Au cas où certains auraient encore besoin de l’entendre, soigner l’éducation de la jeunesse est un impératif…
- Peut-être notre monde marcherait-il moins sur la tête si nos hommes d’action avaient quelque chose de philosophes et si nos philosophes étaient occasionnellement des hommes d’action ?