La France contre les Robots occupe une place à part dans l’œuvre de Georges Bernanos. Ultimes lignes de l’exil brésilien de son auteur, l’essai est en première instance une critique sévère du fétichisme et de la Civilisation de la Technique associés au monde anglo-saxon moderne. Ecrit prophétique sur les méfaits du monde marchand qui advient, la critique s’ouvre en réalité sur un hymne puissant à la Liberté, sur un antidote à la léthargie de contemporains tombés naïvement sous le joug de la « Force et du Nombre ».
Depuis des siècles, les peuples d’Europe, et de façon singulière la France, couvaient dangereusement leur émancipation du sacré. La Civilisation des Machines est le Goliath aveugle et fou né des siècles, telle une tumeur devenue cancer généralisé, au tournant de la Révolution industrielle des XVIIIème et XIXème siècles. Pieu catholique, attaché aux « hautes valeurs de la Vie », Bernanos ne cesse d’haranguer son lecteur, et chaque trait de sa plume est un cri d’alarme à ses compatriotes : ces derniers ne comprendront « rien » à la modernité s’ils n’admettent pas « d’abord » qu’elle est « une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure ». Conscient de notre rôle de dépositaires, tentons ici de revivifier la flamme allumée par Bernanos au cœur du siècle dernier, celui de la grande tragédie de l’Europe.
Vaslav Godziemba, pour le SOCLE
La critique positive de La France contre les Robots au format .pdf
« Le danger n’est pas dans les machines, sinon nous devions faire ce rêve absurde de les détruire par la force, à la manière des iconoclastes qui, en brisant les images, se flattaient d’anéantir aussi les croyances. Le danger n’est pas dans la multiplication des machines, mais dans le nombre sans cesse croissant d’hommes habitués dès leur enfance, à ne désirer que ce que les machines peuvent donner »
Georges Bernanos, La France contre les Robots
Commentaires préalables et structure de l'œuvre
L’essai La France contre les Robots se composent de huit chapitres, pour lesquels il serait ardu de donner titre à chacun, tant ils s’intriquent les uns dans les autres. Plus poétique qu’analytique, son enchainement pourrait rappeler à certains égards la musique des aphorismes du Gai Savoir ou de Par-delà bien et mal. Deux grandes parties sont néanmoins identifiables : les chapitres I à V font office d’exposé sur ce qui fonde l’âme et la spécificité de la France, fille ainée de l’Eglise, nation éprise de Liberté plus qu’aucune autre, et en ce sens héritière privilégiée à la fois des anciens grecs et du message catholique ; les chapitre VI à VIII s’attachent explicitement à combattre contre la Civilisation des Machines, et à faire sortir les modernes de leur catatonie nihiliste.
Il convient de rendre ici hommage aux éditions Le Castor Astral pour la réédition de l’essai, et leur ingénieuse volonté d’additionner à celui-ci des textes inédits, établis à partir de manuscrits de l’époque. Ces textes inédits ont le mérite d’éclairer le lecteur sur la genèse de l’œuvre et sur l’état d’esprit de son auteur lors de l’écriture. Les démonstrations de Bernanos, et particulièrement celles des chapitres finaux, sont une tornade de virtuosité littéraire. Et comme elles ne s’embarrassent guère de définitions et de tempérance, elles résistent de prime abord à une critique rigoureusement analytique. Les notes et correspondances ont été pour cette critique positive d’une aide notable afin de sérier et de dompter les pensées de l’auteur, et ont permis finalement d’éviter les contresens, afin d’apprécier La France contre les Robots dans toute sa superbe.
Figure 1 : Pieu catholique, attaché aux « hautes valeurs de la Vie », Bernanos ne cesse d’haranguer son lecteur. Pour lui, la modernité est « d’abord une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure »
Partie I : Moment manqué et avènement de la machine
Il convient avant tout de s’entendre sur les termes employés dans notre exposé. L’ouvrage de Bernanos s’inscrit dans un large courant de pensée, né avec la Révolution industrielle, et défini pour la première fois en France sous la plume de l’épistémologue Jean-Pierre Dupuy [2] : la technocritique. Il existe deux façons de développer celle-ci :
- Dans son acception étroite, il s’agit de la critique des machines et des nouvelles technologies stricto sensu. Ces dernières sont censées ici avilir l’Homme et le déshumaniser par leur action seule, et sont porteuses en elle-même de négativité ;
- Dans son acception plus globale – qui nous intéresse ici – elle définit la Technique (ou le Machinisme) comme un ensemble d’infrastructures et de processus logiques (qui peuvent aller de la chaine de travail tayloriste à l’organisation du travail dans les sociétés tertiaires) fondé sur une appropriation par la réification (ou la « chosification ») du monde, et ayant pour objectif en soi, selon le mot de Jacques Ellul, « la recherche absolue de l'efficacité maximale en toutes choses» [3].
La critique de Bernanos s’inscrit assez naturellement dans la seconde catégorie, au regard de sa vision systémique. L’auteur questionne son lecteur en faisant une généalogie historique des idées portées par la nation française. Et comme généralement, l’épopée révolutionnaire fait rapidement office à la fois d’acmé et de désillusion, moment par lequel « tout a commencé ». Pour l’auteur, la France de 1789 est bien plus proche de celle de Saint-Louis et du Haut Moyen âge, par le sang et par l’esprit, que celle fatiguée du siècle suivant, malgré la distance temporelle.
« La France qu’on aime, c’est toujours la France révolutionnaire de La Fayette et de Rochambeau, qui est très exactement l’opposé de la France de 1920. La France de la guerre d’Amérique, toujours si profondément enracinée dans le peuple, tenant au peuple par toutes ses racines, mas dont les plus hautes branches ployaient et craquaient dans le vent. Un peuple beaucoup plus proche du peuple chrétien du XIIIème siècle par la solidité, la simplicité, la dignité de ses mœurs que ne le sera de lui, quelques années plus tard, par exemple, le peuple de la Monarchie de Juillet. Car, en ce temps-là, c’était le peuple qui "conservait", notamment le peuple paysan, dont on ne saurait exclure le petit seigneur rural souvent plus pauvre que son fermier – tandis que les élites impatientes brûlaient de se jeter vers l’avenir par n’importe quelle brèche, dans une de ces charges folles et sublimes qui furent toujours, précisément, la méthode préférée de combat des élites françaises. » [4]
« Quel destin loupé ! » aurait pu proclamer Bernanos, alors spectateur exilé du suicide de l’Europe. Quel ratage historique que d’être passé du statut de phare des cultures à celui de deuxième, troisième, voire dernière de cordée ! La traîne et la dépendance de l’Europe continentale à l’égard des anglo-saxons en particulier le heurte profondément.
La France qu’il faut aimer pour Bernanos, c’est celle de 1789. Celle de la première Révolution Française, celle des idées et de la naissance du moment politique par excellence. La France avait selon lui une destinée manifeste, forgée laborieusement par les âges, comme l’érosion dessine scrupuleusement les couteaux des côtes. L’esprit de 1789, résolution de cette destinée, fut cependant dévoyée. Elle n’a pu accoucher que de la sinistrose et des nihilismes des XIXème et XXème siècles. L’argument de la formidable poussée technique, scientifique et artistique de notre civilisation durant la période postrévolutionnaire n’est pas d’ailleurs ici un contre-argument valable, bien au contraire. On rétorquera aisément que la souffrance et le malaise peuvent bien être les catalyseurs de la création en tout genre.
Bernanos harangue le lecteur [5] :
« Supposé qu’on eût posé à un homme cultivé du XIIIème, du XIVème ou du XVIIème la question suivante : "Quelle idée vous faîtes-vous de la société future ?" il aurait pensé aussitôt à une civilisation pacifique, à la fois très près de la nature et prodigieusement raffinée. C’est du moins à une civilisation de ce type que la France s’est préparée tout au long de sa longue histoire. Des millions d’esprits dans le monde s’y préparaient avec elle. On comprend très bien maintenant leur erreur. L’invasion de la Machine a pris cette société de surprise, elle s’est effondrée brusquement sous son poids, d’une manière surprenante ».
L’avènement de ce que notre auteur nomme la « Machinerie » (concept synonyme en première approche de celui de « Technique » au sens heideggérien ou ellulien) opère un changement radical de paradigme sans aucun précédent dans l’histoire d’Homo Sapiens.
« Le monde n’avait guère connu jusqu’alors que des instruments, des outils, plus ou moins perfectionnés sans doute, mais qui étaient comme le prolongement des membres. » [6]
Contrairement à l’outil artisanal, la machine impose son mouvement mécanique et procédural à l’Homme. Là où jadis, l’outil s’adaptait au corps et à l’esprit de l’homme, ce seront désormais au corps et l’esprit de s’adapter à la machine. Comme le soulignera Hanna Arendt une décennie plus tard dans Condition de l'homme moderne [7] : « L’outil le plus raffiné reste au service de la main qu’il ne peut ni guider ni remplacer. La machine la plus primitive guide le travail corporel et éventuellement le remplace tout à fait. »
La question brûle alors chez qui interroge les phénomènes : quelles sont les causes de cet avènement ? Ici Bernanos balaie rapidement celles relevées par les économistes, jugées mineures : augmentation des revenus de la paysannerie dès le XVIIème siècle, poussée démographique inédite, progrès de l’urbanisation galopante, réseaux de transports plus denses et plus sûrs, regroupement des moyens de productions dans de larges unités de fabrication, rôle dynamisant du commerce extérieur, etc. Pour répondre à la question, notre auteur préfère affirmer le rôle décisif de l’application de deux innovations véritablement fondatrices : le métier à tisser motorisé et la machine à vapeur. Naturellement, des milliers d’ouvriers se retrouvèrent spolier de leur savoir-faire par la machine. Plusieurs révoltes éclatèrent, et certaines devinrent des emblèmes dans toute l’Europe : la révolte des luddites en Angleterre à partir de 1811 ; puis un peu plus tard chez nous, à Lyon, la tristement célèbre révolte des Canuts des débuts 1830.
Figure 2 : Naturellement, des milliers d’ouvriers se retrouvèrent spolier de leur savoir-faire par la machine. Plusieurs révoltes éclatèrent, et certaines devinrent des emblèmes dans toute l’Europe : (…) à Lyon, la tristement célèbre révolte des Canuts des débuts 1830
Contre les partisans béats du progrès qui fleurissaient en son temps, Bernanos n’est pas loin de prendre le parti des Canuts. S’interroge-t-il tout du moins [8] : « La Machine est-elle une étape ou le symptôme d’une crise, d’une rupture d’équilibre, d’une défaillance des hautes facultés désintéressés de l’homme, au bénéfice de ses appétits ? ». Comme suggéré au départ, il ne s’agit pas ici de mettre en cause l’invention des machines, mais plutôt le système de la Machinerie. Celle-ci n’est pas seulement la « création de machines », elle est aussi créatrice des « nouveaux besoins qui nécessiteront l’emploi des machines ». La Machinerie est en ce sens un système total, avec ses axiomes et ses conséquences logiques. Et il convient naturellement de les interroger.
Partie II : De la honte prométhéenne à la fin de la poésie
Pour la première fois dans son Histoire, l’Homme est littéralement « dépassé » par la machine. Günther Anders, dans L’Obsolescence de l’Homme diagnostiquait alors la « honte prométhéenne » de l’homme [9] ridiculisé par sa propre création.
Mais plus que la frustration existentielle de ne pouvoir mieux faire que sa créature, l’Homme européen semblait peu à peu privé de sa capacité de projection créatrice, de sa capacité à créer un sens. Entendons ici le sens dans sa double acception, à la fois signification et direction, que devra prendre la civilisation qu’il porte. Interrogeons-nous : y a-t-il des structures et des constantes qui orientent le destin des êtres collectifs que sont les peuples, les races et les sociétés ? Assurément. Ces structures et ces constantes sont-elles pour autant absolues et univoques ? Seuls les « imbéciles » que l’auteur dénonce peuvent être affirmatifs. Ce serait sombrer dans la pseudoscience et le déterminisme, au lieu de faire place belle à la Liberté en l’Homme ! Pieu catholique, Georges Bernanos croit résolument en la capacité qu’a eu l’Homme européen de se créer son propre avenir. La civilisation des Machines change radicalement la donne par sa vitesse et par sa volonté d’accélération et de performance indéfinies. Jadis, les sociétés avaient l’inertie suffisante pour absorber les changements paradigmatiques. A titre d’exemple, l’effondrement de l’Empire romain d’Occident fut un cataclysme pour le monde antique, absolument inédit. Pourtant la dilution dans le temps et l’espace de l’évènement a permis à l’Europe pour ainsi dire d’« absorber » ce dernier. Comme tout système, une civilisation possède une inertie et une résilience, qu’on pourrait qualifier d’homéostatique, par analogie avec les systèmes vivants [1]. Et c’est précisément l’emballement infini de l’ère de la Machinerie qui brise la résilience des systèmes traditionnels. Bernanos l’expose en ces termes [10] :
« La tragédie de l’Europe au XIXème siècle et d’abord sans doute, la tragédie de la France, c’est précisément l’inadaptation de l’homme et du rythme de la vie qui ne se mesure plus au battement de son propre cœur, mais à la rotation vertigineuse des turbines, et qui d’ailleurs s’accélère sans cesse. L’homme du XIXème ne s’est pas adapté à la civilisation des Machines et l’homme du XXème pas davantage. Que m’importe le ricanement des imbéciles ? J’irai plus loin, je dirai que cette adaptation me parait de moins en moins possible. Car les machines ne s’arrêtent pas de tourner, elles tournent de plus en plus vite et l’homme moderne, même au prix de grimaces et de contorsions effroyables, ne réussit plus à garder l’équilibre. »
Deuxième conséquence effroyable de la Machinerie : elle déresponsabilise. Dans les temps anciens, l’Homme n’avait rarement d’autre choix que d’assumer ses actes. Ce principe était particulièrement vrai dans l’art de la guerre et dans l’éthique chevaleresque. Avec les nouveaux paradigmes techniques, la responsabilité de l’Homme se reporte sur le système qui l’emploie. Quelle responsabilité pour l’homme qui, d’une tour de contrôle ou derrière un écran, commande aux bombes de dévaster des villes entières ? L’éthique moderne en viendrait même à le plaindre, comme victime d’une mécanique qui le dépasse. « Dormez bonnes gens ! » ironise Bernanos. La machine, et la société anonyme qui en est à l’origine, assume toute la responsabilité du massacre et des corps en lambeaux, responsabilité alors transférée du domaine de l’éthos à celui du droit.
Figure 3 : Par la civilisation de la Technique, l’Homme européen semblait peu à peu privé de sa capacité de projection créatrice, de sa capacité à créer le sens, à la fois en tant que signification et direction, que devra prendre sa civilisation
Troisième conséquence dévastatrice : la fin de la création, via la réduction du langage à la communication. Georges Bernanos n’a pas de mot assez dur à cet égard pour qualifier les intellectuels, traitres par excellence, hommes qui font « profession de l’intelligence », et non « vocation » tels que l’artiste, le scientifique ou l’écrivain. Il fut un temps où l’Académie de Berlin elle-même (nous étions alors au XIXème !) proposait son fameux sujet de concours officiel : « Les raisons de la supériorité de la langue française ». Désormais, les intellectuels préféreront faire l’apologie de l’anglais des affaires, du globish, en lieu et place de leurs propres langues maternelles. Il n’y a rien ici d’improbable : le français, peut-être plus que toute autre langue, n’est pas qu’un ensemble de signes permettant la communication. La langue est art. La langue est le support de la poiesis [2], la création brute par la forme expressive. La civilisation des Machines qui grossit n’a pas besoin de s’embarrasser de cette poésie : elle n’a besoin que d’un ensemble formel de signe rapidement compréhensible du plus grand nombre. La langue est réduite alors à la pure communication, et ne se modifie que pour maximiser à la fois son efficacité et son utilité. Une double critique est ainsi formulée ici : celle de la réduction du langage, et celle de la trahison d’une élite catalysant, à tort ou à raison, ladite réduction. Bernanos parle [11] :
« Vainqueurs ou vaincus, la civilisation des Machines n’a nullement besoin de notre langue, notre langue est précisément la fleur et le fruit d’une civilisation absolument différente de la civilisation des Machines. Il est inutile de déranger Rabelais, Montaigne, Pascal, pour exprimer une certaine conception sommaire de la vie, dont le caractère sommaire fait précisément toute l’efficience. La langue française est une œuvre d’art, et la civilisation des machines n’a besoin pour ses hommes d’affaires, comme pour ses diplomates, que d’un outil, rien davantage. »
Figure 4 : Dans la civilisation des Machines, la langue est réduite alors à la pure communication, et ne se modifie que pour maximiser à la fois son efficacité et son utilité
A chaque domaine étudié, une nouvelle interrogation vient tempérer l’importance donnée précédemment à l’innovation disruptive en elle-même. L’avènement de l’ère du Machinisme, moins provoqué par lesdites innovations disruptives, le serait par le truchement d’un système de pensée antérieur à la crise. Heidegger résumera l’idée dans un chiasme devenu célèbre à la fin de son essai Qu’est-ce que la Technique ? de 1958. Il conclue que la civilisation occidentale est technique non pas parce qu'on y trouve des machines, mais a contrario que nous y trouvons des machines parce que la civilisation occidentale est technique [12]. La question brûle alors les lèvres de celui qui aime la téléologie : où se trouve le premier moteur du mal qui ronge ? Ici comme ailleurs, les grilles de lecture mono-causales, quoique séduisantes pour l’esprit, ne parviennent qu’à une explication partielle, voire partiale, de la réalité. Bernanos nous rappelle entre les lignes que tordre le réel à sa méthodologie reste un crime contre la pensée. Proposons ici que la Machinerie est l’autre nom d’un désenchantement de notre monde. Notre univers mental s’est vérolé. Et Bernanos de diagnostiquer que nous assistons à « la naissance d’une civilisation inhumaine, (…), qui ne saurait s’établir que grâce à une (…) universelle stérilisation des hautes valeurs de la Vie » [13]. Les français et les européens conscients des valeurs qu’ils portent ne pourront que contresigner l’analyse.
Partie III : L'homme qui prend son temps
La seconde moitié du XXème siècle et le début du XXIème n’auront fait que confirmer les inquiétudes de Bernanos. Face à la monstruosité, l’incontournable question demeure, de Lénine à Dominique Venner : « Que faire ? »
S’il avait vécu trois siècles auparavant, sans doute l’auteur du Dialogue des Carmélites, catholique fervent, nous aurait invité à la mesure et à raison garder. Quel intérêt aurait-on à se révolter face à un système qui préserve et célèbre « la vie intérieure » et « les hautes valeurs de l’Être » ? Car n’en déplaise à certains partis, le changement de régime politique semble être une fausse solution. Car il s’agit d’un système métapolitique et métalogique qu’il faut affronter, et qui s’accommode parfaitement de la contingence des régimes. On s’en convaincra aisément en prenant en exemple notre planisphère politique contemporain : la France, semi-démocratie oligarchique aux mains de divers groupes d’influences ; la Suisse, véritable démocratie directe ; l’Angleterre, monarchie constitutionnelle sous influence des coteries ; enfin la Chine, dictature militaire à la fois libérale et disciplinaire, sont autant de nations assujetties à la Civilisation des Machines.
Contre la Civilisation des Machines, tenue par l’objectif du profit et de la performance, il n’y a qu’un seul type d’homme réellement révolutionnaire : « l’homme qui prend son temps ».
L’homme qui prend son temps est, selon les mots de Georges Bernanos, le seul rempart, à la fois poétique et éthique, contre la brutalité et le désenchantement technicien. « Prendre son temps », cela signifie pour Bernanos réactiver l’idée philosophique la plus primordiale. Qu’on se rappelle de l’allégorie de la caverne et des sentences de Socrate dans Le Banquet de Platon. Pour les pères de la philosophie, l’attitude qui mène à la vie bonne et à la sagesse est la pensée contemplative. Dans la bouche de Socrate, le mot de « contemplation » est d’ailleurs un synonyme de « philosophie ».
Conceptualisant en des termes modernes, Bernanos affirme que la seule manière, face au maelström techniciste, de résister véritablement, est de faire ce pas de côté nécessaire à l’attitude contemplative. Le diktat de l’utilité et du rendement opère une réification toujours plus étendue de notre monde. Les pans de la vie civilisée que nous croyions hier encore inattaquables en viennent à devenir des signes de consommation comme les autres, crachés par la technique : l’Art, le politique, la littérature, le temps libre – même lui ! Que l’on range désormais dans l’heureuse case des « loisirs ». Seul l’homme capable d’une oisiveté créatrice, capable de retrouver du sacré au cœur de son univers mental, sera réellement « rebelle », « dissident » et « résistant » à la civilisation des Machines.
Car si, pour reprendre les mots d’Ellul, « la technique assume aujourd'hui la totalité des activités de l'homme, et pas seulement son activité productrice » [3], seule la proposition d’un contre-système global pourra permettre de s’émanciper de la nouvelle civilisation machiniste.
Bernanos exhorte encore et toujours le lecteur [14] :
« Lorsque l’idée du salut a une signification spirituelle, on peut justifier l’existence des contemplatifs – c’est ce que fait l’Eglise au nom de la réversibilité des mérites et de la Communion des Saints. Mais dès qu’on a fait descendre du ciel sur la terre l’idée du salut, si le salut de l’homme est ici-bas, dans la domination chaque jour plus efficiente de toutes les ressources de la planète, la vie contemplative est une fuite ou un refus. (…) La seule espèce de vie intérieure que le Technicien pourrait permettre serait tout juste celle nécessaire à une modeste introspection, contrôlée par le Médecin, afin de développer l’optimisme, grâce à l’élimination, jusqu’aux racines, de tous les désirs irréalisables en ce monde. »
Tous les esprits qui ont essayé de faire comprendre à leurs contemporains le mouvement essentiel de l’âme s’accordent en substance sur trois fondamentaux : l’homme ne peut pas vivre sans sacré, sans mystère, et sans tabou [3]. Et c’est précisément ces trois choses que la Civilisation de la Technique abroge. Non pas en les combattant, en les désignant comme l’ennemi, mais plutôt par son indifférence à leur égard. La performance et la rentabilité n’entendent rien à ce sacré, à ce mystère ou à ce tabou. Elles les rejettent sans les regarder, en les déclarant caducs et hors de la rationalité. L’européen se perd alors dans l’immanence de la performance à essayer de retrouver le sacré que l’univers mental ne lui offre plus. Tel un poulet sans tête, il court de cause à défendre en tabous pseudo-structurants, et accepte à la va-vite les ersatz de sacralité qu’il pourra trouver dans le fatras que lui aura vomi la civilisation des machines.
Figure 5 : La seule manière, face au maelström techniciste, de résister véritablement, est de faire ce pas de côté nécessaire à l’attitude contemplative, (…) et de retrouver du sacré au cœur de son univers mental
L’antidote que propose Bernanos aux français et aux européens, de la prise de temps, contemplative, oisive et créatrice, conduirait alors à une re-sacralisation essentielle de leurs mondes. Cette nouvelle sacralisation, cette résurgence d’une forme de verticalité, sera la seule façon viable de rendre la machine contingente, et non plus nécessaire.
Pour le SOCLE
Réduire le Machinisme (ou la Technique) à la seule exploitation des machines (ou des technologies) est une faute. Se battre contre la Technique signifie d’abord acter qu’elle est un système de pensée achevé, avec ses infrastructures et ses processus logiques.
Selon la mot d’Heidegger, la civilisation occidentale est technique non pas parce qu'on y trouve des machines, mais a contrario que nous y trouvons des machines parce que la civilisation occidentale est technique.
Chacun a un rôle à jouer dans la proposition d’un contre-système : l’Homme européen contemporain doit devenir celui-qui-prend-son-temps ; Se mettre dans l’attitude de la contemplation, et en faire une éthique et une poésie.
En choisissant la contemplation, librement, l’Homme re-sacralise son univers mental. Il oppose la transcendance à l’immanence machiniste et techniciste.
Références bibliographiques
[1] GEORGES BERNANOS, La France contre les Robots, p.83. Ed. Le Castor Astral, mai 2017
[2] SYSTEME UNIVERSITAIRE DE DOCUMENTATION, Collection Techno-critique, sous la direction de Jean-Pierre Dupuy, 2018. Disponible en ligne : http://www.sudoc.abes.fr/xslt/DB=2.1//SRCH?IKT=12&TRM=001023349 [consulté le 10 octobre 2018]
[3] JACQUES ELLUL, La technique ou l'enjeu du siècle, 1954
[4] GEORGES BERNANOS, La France contre les Robots, p.74. Ed. Le Castor Astral, mai 2017
[5] Ibid., pp.80-81
[6] Ibid., p.81
[7] HANNAH ARENDT, Condition de l'homme moderne, 1958
[8] GEORGES BERNANOS, La France contre les Robots, p.83. Ed. Le Castor Astral, mai 2017
[9] GÜNTHER ANDERS, L’obsolescence de l'homme : Sur l'âme à l'époque de la deuxième révolution industrielle, 1956
[10] GEORGES BERNANOS, La France contre les Robots, pp.91-92. Ed. Le Castor Astral, mai 2017
[11] Ibid., p.103
[12] MARTIN HEIDEGGER, "Qu'est-ce que la technique ?", 1958
[13] GEORGES BERNANOS, La France contre les Robots, pp.102. Ed. Le Castor Astral, mai 2017
[14] Ibid., p.121
Notes
[1] La culture et la race ne sont-elles pas des organismes aux dimensions planétaires ?
[2] Du grec ποίησις, « créer, faire ».