L’objet de cette critique positive est venu naturellement à son auteur, alors qu’il se lamentait que les penseurs royalistes soient trop religieux, que les penseurs contre-révolutionnaires soient trop dogmatiquement réacs, que les penseurs anglophones soient un peu trop libéraux à son goût, et que certains hérauts de la tradition ne le soient pas au contraire pas assez à son goût : il lui fallait enfin aborder la question du conservatisme a) contemporain et b) à la française. Pas un conservatisme spécifiquement royaliste, ni un conservatisme gaulliste : le conservatisme dans toute sa glorieuse imprécision. Et le fait est qu’à ce sujet, les écrits francophones ne sont pas si nombreux, d’autant que nombre de pseudo-conservateurs de nos contrées se convertissent à sa version anglaise, le libéral-conservatisme, auquel ni les ouvrages d’Edmund Burke, ni la passionnante lecture de l’essai de Roger Scruton De l’urgence d’être conservateur, ne l’ont converti. Puis lui est apparu la couverture d’un livre dont le titre avait l’avantage d’être clair, Conservateurs, soyez fiers !, écrit par un certain Guillaume Perrault, diplômé de Science Po et grand reporter au Figaro aux airs de gendre idéal. Votre serviteur voulait du français : il a eu droit à du français, Perrault évoquant Michel Sardou dès la première page. Mais c’est pour la bonne cause : la chanson qu’il a en tête, c’est La Débandade…
Félix Croissant, pour le SOCLE
La critique positive de Conservateurs, soyez fiers ! au format .pdf.
La motivation première de son livre est fort louable : sortir le conservatisme français de la naphtaline, à commencer par le mot même. Il souligne que ce dernier fait horreur dans l’hexagone alors qu’il n’a pas cette connotation rétrograde, presque obscurantiste chez les anglophones, comme on pouvait le constater en lisant l’essai de Roger Scruton – cette clémence étant peut-être due au fait que les conservateurs s’y sont compromis avec un soupçon de libéralisme, mais cette question sera pour une prochaine critique positive. Dans la cité occidentale du 21ème siècle, dont Paris est une regrettablement digne incarnation, le conservatisme est une contreculture : il est devenu plus problématique de faire son coming-out pour un jeune conservateur que pour un footballeur homosexuel. Et pourtant, il devrait le crier sur tous les toits. Comme a clamé le YouTubeur Paul Joseph Watson dans un élan d’inspiration approximatif, les réacs d'aujourd'hui sont les nouveaux punks.
« L’heure est venue de parler haut, dit Perrault à ses lecteurs. Vous n’êtes pas l’obstacle à renverser pour atteindre l’avenir radieux, mais l’antidote aux anxiétés identitaires et culturelles du pays. Pendant des années, on vous a tournés en ridicule, caricaturés, diffamés »… Force est de constater que pour le camp conservateur, les années 90 ont été dix ans de cauchemar passées à assister à l'engloutissement apathique du monde par la mondialisation libérale que l’on croyait définitivement triomphante (la fameuse « fin de l’histoire » de Francis Fukuyama). Reprenons : « Être parmi les siens est une façon de maintenir le cap, car la solitude finit par susciter certaines interrogations (finalement, n’est-ce pas moi qui ai un problème ?). Mais vous n’avez jamais cessé de prendre pour boussole des vérités éternelles qui avaient fait leurs preuves. (…) L’aversion pour les conservateurs, la peur que ce mot inspire, n’ont aucune cause rationnelle, aucun fondement logique. Conserver veut dire préserver de la destruction, ne pas laisser un bien précieux se dégrader ou mourir ». L’auteur prend pour modèles de conservatisme, parmi d’autres, un conservateur de musée (logique) et un gardien des droits d’une nation. Il parle même des conservateurs alimentaires, tout y passe, mais dans un esprit de bon sens entièrement recevable, surtout lorsqu’on l’oppose à la fuite en avant soixante-huitarde de connards ingrats qui ont beaucoup consommé, profité, baisé, mais aussi détruit, surtout détruit, pour au final ne rien transmettre aux générations suivantes. L’heure est grave, et il n’est jamais superflu de le rappeler. « Pendant des siècles, la guerre des Anciens et des Modernes était féconde », car elle prenait appui sur un héritage commun que chaque camp croyait immuable. Depuis la fin des années 60, cette expression est caduque, car il n’y a plus de belligérant, du côté des Anciens. « La tradition s’est effondrée ».
Ainsi, quoique le terme de conservatisme peut souffrir de définitions approximatives, passant par exemple pour la conservation des privilèges bourgeois aux yeux d’un Julius Evola, il ne peut, il ne DOIT en rien y être réduit caricaturalement : la logique veut qu'en réalité, le conservateurs sont souvent à trouver du côté des gens aux situations les plus précaires, des gens des catégories sociales les moins aisées, soient les derniers disposés à prendre le risque de perdre le peu qu'ils ont dans des aventures sociétales sans aucune garantie de rendement – celles des progressistes. Alors, allons, et fièrement !
1789, boucherie gauchiste
Depuis la fin du 19ème siècle, les conservateurs français ont été si rigoureusement diabolisés (osons le terme) que nombre d’entre eux ont fini par se croire diaboliques. Monsieur Tout-le-Monde, même celui qui ose se revendiquer d’une sensibilité « droitiste », a bien appris la leçon : « Pendant la Révolution française, les conservateurs défendaient les privilégiés, à la Belle Époque, ils étaient contre le capitaine Dreyfus, en 1936, ils n’avaient rien compris au Front Populaire, pendant la Seconde Guerre mondiale, ils se sont déshonorés en collaborant avec les nazis, et, crime suprême, c’est à EUX que l’on doit la colonisation… » Autant d’aberrations factuelles que Perrault prend soin de corriger dans sa première partie, aussi concise que réjouissante, réservée aux mensonges dont est victime notre histoire.
Les conservateurs ont, par exemple, voulu éviter la violence de 1789. Au milieu du 18ème siècle, les idées nouvelles avaient triomphé dans l’esprit public. Sous Louis XVI, elles régnaient sans partage. Déjà sous Louis XV, prendre la défense de l’ordre contre le camp des braves révoltés était déconseillé si l’on voulait faire carrière. Perrault raconte cette anecdote de protégés de Voltaire qui essayèrent, en 1752, de faire interdire un livre d’Élie Fréron qui attaquait leur idole. Il s’arrête sur Jacques de Cazalès, « homme de grande classe », écrit-il dans un français relax, et surtout injustement oublié, qui défendit une voie médiane entre les partisans radicaux de la Monarchie absolue et les partisans non moins radicaux de son abolition. Il acceptait la séparation des pouvoirs, l’abolition des droits féodaux et l’accès du tiers état à tous les emplois, mais réclamait le maintien des corps intermédiaires, utiles contre-pouvoirs, et plaidait pour une aristocratie rénovée, moins divisée en castes, et qui aurait bénéficié de satisfactions symboliques. Faire sa part à l’esprit nouveau dans un cadre institutionnel qui le discipline et préserve l’idée de continuité. Nous savons combien ses mots ont été entendus. La folie jacobine opéra une OPA sauvage sur l’histoire de France, carnage culturel en attendant le carnage tout court, comme ce jour où l’Assemblée supprima d’un trait de plume les trente-deux provinces du royaume. Mirabeau, crypto-conservateur que l’on associe trop souvent aux grands maniaques de l’époque, s’en prit publiquement à l’essai Qu’est-ce que le tiers état, de l’inénarrable Abbé Sieyès, selon lui un idéologue irresponsable, et révéla le fond de sa pensée à l’Assemblée, au mois de septembre 1789 : « Nous ne sommes point des sauvages arrivant nus des bords de l’Orénoque pour fonder une société. Nous sommes une nation vieille, sans doute TROP vieille pour notre époque. Nous avons un gouvernement préexistant, un roi préexistant, des préjugés préexistants. Il faut, autant qu’il est possible, assortir toutes ces choses à la révolution, et sauver la soudaineté du passage. » Aux naïfs convaincus que l’Europe sera bientôt une grande famille délivrée de la guerre et des monarchies, Mirabeau lancera : « L’espérance a aussi son fanatisme ».
Le terme de conservateur apparut en 1818 sous la plume de Chateaubriand, à la naissance d’un journal intitulé… Le Conservateur. Mais cette notion était encore un vœu pieux lorsque ce dernier rendit l’âme. Jusqu’à Jules Ferry, tous les hommes qui s’étaient succédés au pouvoir avaient essayé de fonder des institutions stables à partir de la société d’égaux léguée par la Révolution. Avec Ferry, homme soucieux de la notion de continuité et respectueux du passé, la IIIème république parvint enfin à s’enraciner en dissociant l’idée républicaine de la culture jacobine.
L’Affaire Dreyfus
Les conservateurs ont été les premiers dreyfusards. Le premier avocat du capitaine fut un catholique fervent qui passa le restant de ses jours à défendre l’innocence de son client. Le Figaro joua un rôle déterminant dans la défense du capitaine, publiant en 1896 un texte de Zola intitulé Pour les Juifs, et engageant l’année suivante une campagne de presse en sa faveur. Perrault s’amuse à dépeindre le portrait d’une gauche bien réelle et bien antisémite qui aura pratiqué l’antidreyfusisme le plus radical, jusqu’à ce qu’intervienne Jean Jaurès… et rappelle combien cet événement a tout changé, en cristallisant les clivages politiques, en diminuant l’influence de la bourgeoisie catholique, et en donnant à la gauche les institutions.
À l’issue de cette débâcle, le grand Charles Péguy rompra son amitié avec Jaurès, l’accusant d’être un politicien déguisé en intellectuel désintéressé…
De la question sociale
Les conservateurs avaient raison face au Front populaire. L’Arche d’alliance de la gauche, comme l’écrit avec humour l’auteur, le souvenir du premier gouvernement dirigé par un socialiste, Léon Blum, composé de socialistes, par les socialistes, pour les socialistes… ! Léger problème : les députés de droite votèrent pour les congés payés, et approuvèrent l’extension des conventions collectives. Les congés payés furent ardemment défendus par les catholiques bien avant la gauche, de même que c’est la droite qui institua les conventions collective la première, en 1919. En revanche, elle s’opposa à l’abaissement du temps de travail de quarante-huit à quarante heures, qui eut, comme l’écrit Raymond Aron, des conséquences économiques funestes – dont on est sûr que les ouvriers ne souffrirent en rien. Nul ne sait qu’Henri de Kérillis, que Léon Blum rangeait parmi les « hitlériens français », vota contre la ratification des accords de Munich tandis que tous les socialistes les approuvaient. Et Perrault de citer un autre grand orateur de droite qu’il aimerait ressusciter, Jean Le Cour Grandmaison : « Il ne faut pas proposer au peuple de France la lutte des classes, la dictature du prolétariat, la collectivisation, le régime des soviets, ou les vacances de l’égalité. Il faut faire appel à ces vieux mots qui plongent des racines si profondes dans la terre et dans les cœurs : liberté, patrie, famille, intérêts professionnels ». Une combinaison de mots et d’idées que l’Histoire se chargerait de salir, causant un énième malentendu aux conséquences… historiques.
Face à la bataille
Les conservateurs ont été les premiers résistants. Eric Zemmour l’a suffisamment répété sur les plateaux de télévision, il y a quelques années, pour que la majorité des Français ait vent de cette affirmation, mais nombreux sans doute sont ceux qui n’y ont pas cru, par réflexe. Et pourtant. Parmi les Français libres de l’été 40, on observe une majorité d’homme de droites, comme Philippe de Hauteclocque, alias le général Leclerc, un nationaliste de l’Action Française, de Charles Maurras (fondée par deux anciens dreyfusards, au passage). On nous rebat les oreilles avec Guy Môquet, mais beaucoup moins avec Honoré d’Estienne d’Orves, monarchiste fusillé AVANT le petit militant communiste !
Faisant fi de l’idée selon laquelle gaullistes et communistes furent les deux seules familles à avoir lutté contre l’ennemi, Perrault s’est arrêté sur l’œuvre de Pierre Brossolette, normalien iconoclaste qui œuvra à nuancer l’histoire de la résistance, et célèbre pour son discours prononcé à l’Albert Hall de Londres, en juin 43 : « Sous la croix de Lorraine, le socialiste d’hier ne demande pas au camarade qui tombe s’il était Croix-de-Feu. La seule foi qu’ils confessent, c’est la foi dans la France écartelée, mais unanime. » Il est rarement rappelé que les deux hommes d’État qui ont symbolisé la lutte de la France et de la Grande-Bretagne contre le nazisme, de Gaulle et Churchill, était des conservateurs grand format. La détermination du général à lutter contre l’ennemi reposait sur un sentiment de devoir envers la France, mais aussi envers l’Europe chrétienne ; c’est d’abord le patriotisme et la foi qui l’animèrent, et non l’adhésion à des droits de l’homme désincarnés. Le souci de la liberté et de la dignité humaine était « indissociable de la défense du sol natal et de la spiritualité chrétienne, ressorts plus puissants encore », écrit Perrault. Après tout, le général choisit la croix de Lorraine comme emblème…
Pas vraiment des messianistes
Les conservateurs étaient contre la colonisation : voilà peut-être le tabou ultime, comme celui du rôle, ou plutôt du non-rôle du parti démocrate américain dans l’abolition de l’esclavage. La colonisation est une idée de la gauche. La conviction que la France a une mission s’affirme pendant la Révolution, et tire sa force de l’esprit des Lumières, qui fit de notre pays « l’avant-garde de la civilisation ». Durant l’expédition d’Égypte de 1798, les plus ardents députés républicains aspiraient à une Égypte française, alors que les conservateurs, eux, ne voulaient surtout pas exporter la Révolution à l’étranger. Rien, en tout cas, ne leur était plus étranger que le messianisme qui sous-tendait le projet du Directoire. À côté d’un Hugo concevant la colonisation comme le tutorat d’un mineur que la République devait élever puis émanciper, Clémenceau, adversaire de Ferry, dit en 1885 : « Non, il n’y a pas de droit des nations dites supérieures contre les nations inférieures. Il y a la lutte pour la survie, qui est une nécessité fatale, qu’à mesure que nous nous élevons dans la civilisation, nous devons contenir dans les limites de la justice et du droit. Mais n’essayons pas de revêtir la violence du nom hypocrite de civilisation ».
Perrault écrit qu’il est par conséquent inacceptable de culpabiliser les Français sur ce terrain, avec nombre d’arguments factuels incontestables, comme, par exemple, l’étonnement que ressentirent ces deux cent mille soldats noirs américains de la Première guerre mondiale lorsqu’ils apprirent, à leur arrivée à Paris, qu’on les autorisait à s’assoir à la table des cafés – réputation qui conduirait Joséphine Baker à franchir l’Atlantique à la recherche d’une vie meilleure. L’approche de l’auteur est dans la droite lignée de l’assimilation républicaine, dont l’acte de décès a été signé il y a hélas un moment. Il écrit : « L’étranger, en s’identifiant à l’autochtone, le valorisait, et le conduisait de fait à accepter l’immigration comme un processus naturel et sans danger ». N’est-ce pourtant pas tout ce que veut la gauche ?
De l’importance de bien se nommer
Appuyés de toute sa force par l’histoire, les conservateurs doivent s’en servir comme d’une arme pour, dixit Chateaubriand, « lier tous les souvenirs à toutes les espérances, en réunissant les temps anciens et les temps modernes ». Seulement, avant cela, nos hommes politiques conservateurs doivent s’assumer. La sensibilité conservatrice ne peut s’épanouir si le parti censé la défendre répudie son nom tous les deux ans. Se nommer, en politique, c’est se définir. Un nom de parti forge un imaginaire. Grâce à lui, les membres d’une famille de pensée peuvent se rassembler, croitre, et mûrir. Or, dès la Belle Époque, la droite et le centre-droit, organisés autour de notables, peinaient à fonder des organisations politiques stables. De surcroît, on chercherait en vain l’adjectif « conservateur » dans leurs noms : il était déjà maudit, à fuir comme la peste. Même le mot « droite » avait presque disparu. En 1914, les principaux partis de la droite française s’appelaient la Fédération républicaine et l’Alliance démocratique. Pendant l’entre-deux-guerres, on avait l’Action libérale populaire, l’Entente républicaine démocratique, l’Union républicaine, l’Action démocratique et sociale. Depuis la libération, c’est encore pire : le Rassemblement du peuple français, le Centre national des républicains sociaux, l’Union pour la nouvelle République, l’Union pour la défense de la République, le Rassemblement pour la république… Puis le summum de l’abdication a été atteint en 2015, avec les Républicains. Quant aux socialistes, eux, ils sont socialistes depuis 1905. Enfin, sur le papier, du moins.
Mais un peuple, c'est conservateur !
Ceci n’est pas sans nous rappeler la fameuse opposition pays légal / pays réel de Maurras. Il est de bon ton d’y voir une affabulation, comme tout ce qui vient du penseur monarchiste. Bien sûr, la réalité est davantage nuancée. Mais l’opposition n’est pas sans pertinence, ni fondement, en témoigne la désormais tristement fameuse « France périphérique » de Christophe Guilluy, celle dont la réalité nous semble un brin plus consistante que l'ether molletonné dans lequel barbote la France cosmopolite. Minute pop-culturelle. On ne peut nier le fait que les films les plus populaires sont ceux qui défendent des valeurs de droite, comme les liens familiaux, et donc la transmission, ou l'importance du sacré. Citons même l'œil pour œil, avec la popularité des récits de vengeance comme Kill Bill, Mad Max, Old Boy, Il était une fois dans l'ouest, Taken, V pour Vendetta, John Wick, Gladiator, 300, Gran Turismo, Braveheart, Django Unchained… cela pourrait faire l’objet d’un essai entier.
Mais revenons à la France. La droite française n’a cessé de se dégrader, depuis la mort de de Gaulle. Air connu. Il suffit de comparer la qualité des vœux aux Français d’un Pompidou à ceux d’un Hollande… expressions de l’appauvrissement du langage, du renoncement à l’exactitude, que Paul Valéry appelait « la fatigue de l’idée nette ». Même Pompidou, pourtant de la banque Rothschild, était à mille lieues de la serpillière Chirac : « L’accusation d’immobilisme ne me fait pas peur, dira-t-il à Alain Peyrefitte. Pourquoi cette manie de bouger ? »… l’auteur ajoute que « les seules réformes heureuses sont des greffes prudentes opérées avec humilité sur un chêne vénérable (que ce soit un pays ou une entreprise) qui réclame des soins délicats. Seul l’amour de son patrimoine permet d’accueillir la nouveauté dans un langage recevable, de l’accommoder à l’existant, et ainsi de l’acclimater sans drame. Le vrai courage est là ».
Au 19ème siècle, un Chateaubriand et un Tocqueville se lamentaient d’appartenir à une humanité en voie de disparition. C’étaient les Romantiques. Mais aujourd’hui, les milieux populaires éprouvent ces mêmes sentiments, ce qui change tout. L’impression de vivre un déclin n’est plus l’apanage d’élites sociales. Au contraire : la mélancolie a changé de camp. En haut, la confiance, l’exaltation de la mondialisation, l’éloge de l’ouverture ; à la base, l’inquiétude et le pessimisme. Un interdit moral empêche de déclarer que c’était mieux avant. Traité de Lisbonne, Brexit, élections dans le « mauvais sens de l’histoire »… « Oui, le peuple, mais il ne faudrait jamais voir sa gueule », écrivait Jules Renard. Seulement, on la voit toujours, sa gueule, au peuple, et avec l’arrivée d’Internet, ça ne s’est pas arrangé. Aux USA, les révolutionnaires aux cheveux sales des radical sixties refaisaient le monde en déclarant obsolètes l’autorité, les valeurs traditionnelles, la culture commune ; en réponse, l’Américain moyen est allé voir en masse L’Inspecteur Harry ou Un Justicier dans la ville. À présent, son gros « fuck you » aux élites se nomme Donald Trump…
Dans un chapitre intitulé « Avez-vous embrassé un CRS aujourd’hui ? », Perrault trouve réconfortant que la police retrouve un semblant d’affection auprès de la population. Le désamour des Français envers elle a toujours fluctué selon les événements, et si quelque chose est clair, c’est que ce niveau de désamour est un bon indicateur de la santé d’une société. En janvier 2015, au cours d’une manifestation, un homme est sorti de la foule pour embrasser un CRS stupéfait. Jamais les forces de l’ordre n’avaient été si plébiscitées. Pourquoi ? Parce que les attentats. Les temps de paix, conjugués à un abrutissement idéologique, font oublier au fameux M. Tout-le-Monde l’importance de ces serviteurs de l’ordre. Et quand les tirs de kalachnikov claquent dans l’air, on passe soudain de « sale poulet » à un moins fanfaron « À l’aide ! ». Parce que l’homme est fragile et égoïste, certes, mais cela ne rend pas la chose moins vraie. Et l’on sait dans quelles jupes il ira se réfugier, quand ça bardera.
Perrault s’arrête longuement sur le vénérable Alain Decaux, rebelle populaire à la barbarie progressiste dont était victime l’éducation nationale dès les années soixante-dix. « Lorsque Decaux racontait Jules Ferry ou le Général Boulanger, cela paraissait un monde englouti à l’adolescent qui l’écoutait, subjugué, mais pas à lui qui avait recueilli, sur ces personnages, des témoignages directs de ses parents et grands-parents. Les figures historiques étaient incarnées, dans les mots de Decaux, plutôt que d’être réduites à des outils pratiques de manuels d’histoire. Et les Français l’adoraient. » À l’instar de Decaux, la France d’alors formait des héritiers sûrs d’être copropriétaires d’un trésor. Ferry, pourtant laïcard, rappelait à ses jeunes enseignants qu’ils n’étaient « point les apôtres d’un nouvel évangile », les enjoignant à enseigner cette « bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et mères, et que nous nous honorons tous de suivre », ajoute Perrault. La laïcité, c’est bien… tant qu’on ne touche pas à Dieu. Pour lui, un mélange de confiance envers le progrès scientifique, d’amour de l’histoire de France, et de patriotisme ardent nous sauvait de la menace du vide spirituel. Le vide spirituel est peut-être ce qui terrifie le plus le conservateur.
Sans surprise, Perrault considère la « Manif pour Tous » de 2013 comme un tournant dans l’histoire du conservatisme français. La réaction de la société civile à l’hystérie pontifiante des associations droit-de-l’hommistes était inévitable, et à la hauteur de la condescendance qu’elles lui témoignaient. « Inquiets, écrit-il, des hommes et des femmes qui n’étaient pas entrés dans une église depuis des décennies se rappelaient tout à coup avoir été baptisés. "Quand même, ça donne une base", jugeaient-ils soudain… »
On trouve, plus loin, ces très belles lignes : « Le conservateur ne rêve pas d’une fixité parfaite. Il la sait impossible. Son espoir est de compenser l’altération perpétuelle de toute chose en prenant appui sur des fondations aussi durables que l’airain et sur des invariants anthropologiques. Un tel être croit à la force des symboles et des rituels. Sa sensibilité est émue par la beauté des mots comme « pérennité », qui lestent l’individu, et l’empêchent de flotter à tout vent tel un fétu de paille. La tradition n’est rien d’autre que l’œuvre du temps ».
Pour résister à la tentation du libéralisme, et aller de l'avant...
Ne nous leurrons pas : Perrault est nettement plus influencé par un Edmund Burke que par un Bonald, et cherche davantage le salut du côté du conservatisme libéral à l’anglaise que du côté monarchiste, ou contre-révolutionnaire. Il écrit cependant qu’« Aucune greffe ne réussira en France si elle n’entre pas en résonance avec le génie national ». L’hexagone est à la fois la terre d’élection de grands penseurs libéraux, et un pays rebelle à l’application de leurs idées. Or, le conservateur n’a pas honte de l’exception française. Comment le pourrait-il ? Quarante générations la lui ont léguée, et un homme de tradition respecte ce qui dure. Il sait que la France ne sera jamais l’Angleterre.
Le conservateur français se défie du libéralisme dogmatique, qui partage avec le marxisme des affinités paradoxales. Les deux familles de pensée ont en commun la foi dans le mouvement et le culte du « progrès ». L’histoire n’est à leurs yeux une marche vers un avenir inévitablement meilleur, caractérisé par l’émancipation de l’homme de tous les liens qui l’entravent. Aussi, libéralisme dogmatique et marxisme abhorrent l’un comme l’autre le conservatisme. L’auteur cite le Jean-Claude Michéa : « Comment le capitalisme peut-il passer, aux yeux de ceux qui sont supposés le contester, pour un régime foncièrement conservateur alors que jamais, dans l’histoire de l’humanité, un régime social n’avait fait du bouleversement radical et perpétuel de toutes les conditions existantes le seul fondement de sa légitimité ? ». Simple : en sanctifiant la marchandise, et en présentant tout progrès du marché comme une victoire de la liberté individuelle, triomphe de ce qu’on appelle la mentalité libérale-libertaire. Ainsi un amoureux de la tradition ne peut-il faire l’apologie de doctrines libérales qui, maniées sans précautions, pourraient aboutir à sa propre disparition. Un homme de mémoire ne confond pas l’éloge justifié de l’entrepreneur avec la fascination pour la puissance ou l’admiration servile de la réussite sociale. Le conservateur ne s’abandonne pas sans réserve au libéralisme pour la simple et bonne raison qu’il n’accorde jamais une confiance aveugle à la logique d’une idée. Pour Perrault, des impôts moins écrasants, la fin des aberrantes trente-cinq heures, des dépenses publiques enfin raisonnables, des comptes publics au cordeau, l’armée, la police et les autres fonctionnaires encore attachés au service de l’État traités avec égards, voilà ce qui séduit le conservateur, et qui n’appartient à aucun carcan idéologique. « La pensée libérale classique exige que la politique ne se laisse pas dominer par des forces aveugles. L’économie et le droit doivent demeurer au service de fins sociales, sous peine de voir la nation courir le risque de se disloquer. Un libéralisme économique pondéré ne trouvera une légitimité qu’inséré dans une vision du bien commun et de la France qui la dépasse et la discipline. Entre Guizot, qui n’était pas n’importe qui, et Bonaparte, les Français préféreront toujours Bonaparte… »
Il est un peu paresseux d’utiliser la conclusion d’un essai pour conclure la critique positive qu’on lui dédie, et l’auteur de ces lignes s’en excuse d’avance, mais les dernières lignes de ce livre certes modeste, mais tombé à pic, lui ont bien trop plu pour être ignorées : « L’héritage est comme une coquille protectrice qui aurait la délicatesse exquise de faire oublier sa présence. Ôtez-la et il ne reste plus qu’un individu nu, frissonnant, seul et désespéré. (…) Cessons de répudier les attachements et les limites qui rendent la vie possible. Restaurons les autels que des têtes folles ont brisés. (…) Écoutons cette sagesse et ces voix qui nous ont nourris pendant des siècles et peuvent encore nous sauver. Chère France, ma mère, salie par des fils indignes, j’ai toujours été fier de toi. Et je n’ai jamais cessé de croire en ta grandeur ».
Dans son poème Tas de pierres, Victor Hugo, tout proto-bourgeois-bohème qu'il fut, a écrit une phrase qui a marqué un bon nombre de jeunes conservateurs du début du 20ème siècle : « L’âme française est plus forte que l’esprit français, et Voltaire se brise sur Jeanne d’Arc ». Puisse l'avenir l'écouter.
Pour le SOCLE :
- « Conservatisme » n'est pas un gros mot. Il est néanmoins un terme à manipuler habilement en raison de sa complexité et de son passif chargé. Réhabilitons-le.
- Osons nous nommer.
- Revendiquons que le conservatisme est, depuis un moment déjà, antisystème.
- Luttons plus activement que jamais contre l'entreprise de désinformation de la doxa progressiste, en rappelant les faits, dont ceux listés dans l'essai de Guillaume Perrault, à qui veut l'entendre. Et même à qui ne veut pas.
- Par exemple, les conservateurs sont pour la paix mais ne fuient pas la guerre, les conservateurs sont ouverts aux réformes mais rétifs aux sirènes scélérates de la révolution, et la France, c'est-à-dire le peuple français, n'a de compte à rendre à personne d'autres que lui-même.
- Aux traditionalistes : ne rejetons pas en bloc l'héritage de la Révolution, car ce serait une lutte vaine, et donc une perte de temps, or le temps nous manque.
- Aux libéraux-réfractaire, dont l'auteur de ces lignes : tâchons tout de même de poursuivre, un temps encore, notre quête de conciliation entre la France de nos vœux et les quelques qualités du libéralisme.
- Rappelons à M. Tout-le-Monde ses instincts conservateurs, fussent-ils plongés dans un sommeil profond.
- Pensons français, plutôt que printemps.