L’anthologie Méditations du haut des cimes recueille les principaux écrits d’Evola sur la pratique de la montagne et les dimensions métaphysiques de cette dernière. Composée d’une vingtaine de textes regroupés en trois parties : « Doctrine », « Expériences » et « Ascension », ce recueil s’attache à développer divers aspects que nous avons regroupés en cinq parties : le symbolisme de la montagne ; Le rejet des conceptions modernes de la montagne ; La réactivation d’un style de vie conforme aux antiques aryens et romains ; La montagne comme vecteur de lien civilisationnel ; et La vertu des signes chrétiens en montagne.
Ce sont (...) autant de points qui serviront à caractériser la puissance de la pensée évolienne dans un domaine peu connu : celui de la montagne, conférant ainsi à son propos une dimension ontologique non négligeable. On remarquera à cet effet que les éditions Artaud n’ont pas daigné le rééditer dans sa collection « Pensée alpine ». Il était donc de première nécessité de pallier le manquement d’un grand éditeur national : celui d’informer ; Deuxième nécessité ensuite : celle de rendre hommage à celui qui cultiva toute sa vie une mystique de la montagne, au point que ses cendres furent déposées près du Mont Rose, (...) deuxième plus gros massif montagneux d’Europe.
Par Arthur Costa, pour le SOCLE
La critique positive de Méditations du haut des cimes au format .pdf
« Mais on ne peut pas rester toujours sur les sommets, il faut redescendre… A quoi bon alors ? Voici, le haut connait le bas, le bas ne connait pas le haut. »
René Daumal, Le Mont Analogue,1952
Avec cette citation [1], René Daumal s’inscrit dans la tradition d’alpinistes comme Reinhold Messner, Frison-Roche et Walter Bonatti qui questionnent les fondements d’une aristocratie alpiniste. Cette tradition se composerait d’individus transcendant la pénibilité physique de l’ascension afin de capter une métaphysique pratique de la montagne. Dans sa préface aux éditions Guy Tredaniel (1991), l’ami d’Evola – Renato Del Ponte – ne nous dit pas autre chose lorsqu’il écrit : « L'expérience de la montagne, en effet, a offert à Julius Evola, au-delà de l'aspect physique, la possibilité d'une réalisation intérieure qui se présente rarement à l'Occidental moderne, fils d'une civilisation qui opprime et fait violence à la réalité profonde des choses naturelles. Un Occident qui se rapproche à grands pas de son suicide à force de se vouloir autre (“autre”, peut-être, que lui-même, donc aliéné). En d'autres temps, un Occident différent connut et vécut la nature autrement, s’intégrant à elle et y découvrant le seuil qui ouvre le passage à d'autres mondes, intérieurs et réels, au-delà de l'univers connu, mais si proches pourtant, car reposant au plus profond de nous-mêmes ».
Si la montagne est donc un lieu de « réalisation d'un savoir dans une action », il s’agit pour nous de valider ce postulat en établissant les conditions nécessaires à sa réalisation. Dans un contexte de rigidification de la vie, où « tout tend à la mécanisation, à l'embourgeoisement, au nivellement réglé et prudent, à la fabrication d'êtres prisonniers de leurs besoins et privés de toute autonomie », les perspectives qu’offriraient la montagne comme lieu passant « d’un vivre plus » (mehr leben) vers un « plus que vivre » (mehr ais leben) [2] sont fondamentales pour participer d’une forme de réalisation à laquelle nous aspirons.
L’anthologie « Méditations des cimes » recueille les principaux écrits d’Evola sur la pratique de la montagne et les dimensions métaphysiques de cette dernière. Composé d’une vingtaine de textes regroupés en trois parties : « Doctrine », « Expériences » et « Ascension », ce recueil s’attache à développer divers aspects que nous avons regroupés en cinq parties :
- Partie I : Le symbolisme de la montagne ;
- Partie II : Le rejet des conceptions modernes de la montagne ;
- Partie III : La réactivation d’un style de vie conforme aux antiques aryens et romains ;
- Partie IV : La montagne comme vecteur de lien civilisationnel ;
- Partie V : La vertu des signes chrétiens en montagne
Ce sont donc autant de points qui serviront à caractériser la puissance de la pensée évolienne dans un domaine peu connu : celui de la montagne, conférant ainsi à son propos une dimension ontologique non négligeable. On remarquera à cet effet que les éditions Artaud n’ont pas daigné le rééditer dans sa collection « Pensée alpine ». Il était donc de première nécessité de pallier le manquement d’un grand éditeur national : celui d’informer ; deuxième nécessité ensuite : celle de rendre hommage à celui qui cultiva toute sa vie une mystique de la montagne, au point que ses cendres furent déposées près du Mont Rose. Le Mont Rose est en effet le deuxième plus gros massif montagneux d’Europe. Il est aussi appelé la vallée perdue en hommage à ce paradis aujourd’hui englouti par des glaciers et qui abritait autrefois d'épaisses forêts et de nombreux pâturages.
Figure 1 : Le mont Rose, où ont été dispersé les cendres de Julius Evola
Partie I : L’analyse mythologique comme élément déterminant de « l’esprit de la montagne »
Dans son article « Notes sur la Divinité de la Montagne », Evola étudie les textes fondamentaux de la tradition et distingue quatre éléments structurant « l’esprit de la montagne » :
- Lieu de séjour des dieux ;
- Lieu de l’héroïsme ;
- Lieu d’initiation transfigurateur ;
- Lieu du repos des guerriers
D’abord Evola nous rappelle que la terre et l’homme sont liés, voire assimilables l’un à l’autre. Homo et humus découlent en effet d’une même racine indo-européenne. Il n’est donc en rien anormal d’avoir choisi les plaines pour résidence car c’est l’endroit où la terre est la plus accessible. Quand la terre s’élève, elle se transforme progressivement en neige éternelle, puis devient impraticable pour l’homme, c’est alors le domaine des montagnes. Ce changement de relief amenuise les possibilités de vie et s’accompagne donc d’une raréfaction de la présence humaine. Les hommes sont alors remplacés par les Dieux qui, par leurs qualités surnaturelles, parviennent à séjourner aux plus près des cieux. C’est ainsi que l’Himalaya signifie en sanskrit « séjour des dieux ».
Cependant la montagne n’est pas inaccessible, c’est ainsi qu’elle est le lieu des hommes ayant développés des qualités supérieures, au point de devenir des héros ; comme chez les Grecs, où ces derniers sont appelés à siéger sur l’Olympe : « Ils estimaient que la plupart des hommes – tous ceux qui ne se sont en rien élevés au-dessus de l'existence ordinaire – sont destinés à l'Hadès, à une existence résiduelle et larvaire après la mort, à une vie inconsciente dans le monde souterrain des ombres. Privilège des Olympiens, l'immortalité était parfois conquise par quelques êtres supérieurs, les “héros” ». La montagne récompense donc les personnes développant les qualités du héros, présentant une analogie avec l’aristocrate des montagnes (voir Partie III).
Figure 2 : Ruines du Mont Olympe
La montagne est également un lieu d’initiation du héros puisque dans les traditions helléniques elle symbolise précisément le pont divin qui va permettre aux « héros » de disparaitre dans la montagne pour y acquérir l’immortalité. Cette disparation ne doit pas être entendue au sens premier du terme, et est plutôt admise comme une transfiguration spirituelle ; c’est-à-dire un rite initiatique symbolisant le passage « de l'expérience humaine courante au monde suprasensible, où « il n'y a pas de mort » et où le héros « entre en contact avec les forces primordiales enfermées dans les membres ». Cette dimension métaphysique nous aide à comprendre la dispersion des cendres d’Evola dans la montagne : il s’agit ici de retrouver la « terre du triomphe » afin de libérer des liens de la mort et aspirer à une « immortalité solaire ». Par ailleurs il nous indique que cette mythologie se retrouve également au Moyen-Âge avec l’anathème des rois disparus.
La montagne est enfin le lieu des guerriers qui sont tombés sur le champ de batailles, notamment dans la mythologie Nordique. C’est ainsi que dans l’Edda, le Walhalla, « la résidence des (guerriers) tombés » est réservée aux guerriers, conformément à la maxime « le sang des héros est plus proche de Dieu que l'encre des savants et les prières des dévots ». C’est ainsi qu’Evola écrit que : « Dans les anciennes communautés, on trouvait l'aristocratie guerrière au sommet de la hiérarchie ; mais aujourd'hui, sous l'influence des utopies pacifistes et humanitaires de type essentiellement anglo-saxon, on cherche à faire du guerrier une sorte de figure anachronique, un être dangereux et nocif qu'une prophylaxie opportune saura éliminer à l'avenir, au nom du “progrès” ». Le terme Walhalla est également lié à la montagne car il désigne des sommets suédois et scandinaves. C’est ainsi que le séjour des héros et des princes divinisés fut situé dans des monts comme le Helgafell, le Krossholar et le Hlidskjalf.
Figure 3 : Mont Krossholar (Islande)
L’intérêt de cette description historique est de montrer la permanence du caractère divin de la montagne dans la civilisation européenne : « Derrière le mythe et derrière le symbole, conditionnés par le temps, il existe un “esprit” qui peut toujours revivre et se traduire efficacement en des formes et des actions nouvelles. Et c'est justement cela qui importe ».
En se dépouillant des préjugés portés par les Lumières sur nos anciens, pour qui « les mythes des Anciens ne seraient que poésie et fantaisie arbitraire », l’expérience transmise par les Antiques est ainsi une chance inestimable pour les jeunes générations qui peuvent s’appuyer sur le divin de la montagne afin de se réaliser : « que chez ceux-là puissent se rallumer de plus en plus intensément les sensations profondes qui sont à l'origine des anciennes divinisations mythologiques de la montagne : voilà vraiment ce qu'on peut souhaiter de mieux aux jeunes générations ».
Partie II : Le rejet des conceptions sportives, technicistes, lyriques et romantiques
Ainsi comme on l’a vu, l’expérience de la montagne peut être porteuse de sens si elle est « vécue comme il le faut » ; pour s’y faire elle doit donc s’affranchir des tumeurs de l’époque qui coupent le lien entre le divin et l’individu. C’est pourquoi Evola s’attache à identifier les comportements nuisibles.
D’abord, il rejette la dimension purement sportive de l’alpinisme, qui est le pendant de la performance incarnée par la civilisation du chronomètre. En effet, il instaure un parallèle entre développement du sport et déviance de la modernité : « nous voyons les jeunes générations faire du sport une véritable religion et ne rien connaître d'autre que l'ivresse de l'entraînement, de la compétition et de la conquête physique. Le sport n'est plus ici un moyen, mais un but en soi, une idole ». Il conduit « à une chasse à l’émotion pour l’émotion » qui bloque l’individu dans un stade de la sensation physique fermée l’empêchant d’accéder au stade de la « grandeur ».
Dans son article « l’ascension et la descente », Evola explique le succès croissant du ski ; « art de la descente » par son rattachement à une mentalité moderne caractérisée par le triptyque : « technique, jeu et ivresse de la chute ». Ainsi le ski nous donne l’impression de ne plus nous sentir sur terre. A l’instar d’une voiture, il modifie le rapport à notre environnement, à notre corps qui n’est plus maitre mais assistant. Le ski trouve ainsi son aise dans « l’ivresse de la vitesse, de “devenir”, d'un mouvement accéléré et désordonné, célébré jusqu'à hier comme un progrès, alors qu'il est, sous de nombreux aspects, un déclin et une chute. L'ivresse de ce mouvement, associée à une sensation cérébrale de contrôle, de domination comme direction dans l'ordre de ces forces lancées et non plus réellement possédées, est typique des formes modernes de sensation du moi les plus fortes. A titre de reflet peut-être, nous croyons que ce sont précisément des contenus de ce genre qui se manifestent dans le ski, et qui le différencient surtout par rapport à l'alpinisme comme traduction physico-sportive du symbolisme opposé de l'ascension, de l'élévation, de la victoire sur les forces de gravité, de chute ».
Cette opposition avec l’alpinisme est alors inconciliable : « Alors que l'alpinisme se caractérise par une ivresse de l'ascension comme conquête, le ski, lui, se caractérise par une ivresse de la descente, de la vitesse et, sommes-nous tentés de dire, de la chute ». Dans le prolongement d’Evola, on serait même tenté de dire que la démocratisation du ski tue le rapport direct avec la montagne car sa popularisation entraine la « collectivisation » de la montagne, au point de briser le silence et les voix de libérations intérieures, conduisant l’alpiniste à ne « plus trouver sa place. »
Figure 4 : Station de Ski d’Isola 2000
Dans son article « Sur la montagne, le sport et la contemplation » il rejette également une vision techniciste de l’alpinisme, qui rejoint par égard la vision physique et tend à faire rentrer les tares de la modernité dans cette pratique, en effet : « cette insistance sur la technique tue l'aspect qualitatif de l'alpinisme et, surtout, en étouffe la spontanéité, la pureté, l'originalité. Tout ce qui est contemplation et contact direct avec l'une des plus grandioses manifestations de la nature en ressort émoussée. » Cette vision planifiée conduit indubitablement à « l'obsession bien américaine du record » et l’oppose à celui désireux « de connaître un monde en mesure de faire oublier celui des villes, gris et mécanique. » En effet, il peut être aisément remplacé par l’ascension du mobilier urbain, ce que l’on nomme aujourd’hui communément activité de « parcours ». La montagne, dans ce cas, apparaît simplement comme la difficulté X qu'il faut surmonter en vue d'une forme spéciale d'action orientée en fonction d'une fin précise Y. L’usage excessif de cette approche techniciste inquiète l’auteur pour qui « elle se ramène à une espèce d'excitant ou de stupéfiant, dont l'usage en dit long sur l'absence, plutôt que sur la présence, d'une véritable conscience de la personnalité. »
D’un autre côté, il rejette la vision purement « idéaliste » et « naturaliste » liée au sens de la contemplation passive comprise comme « laisser divaguer l’imagination, se bercer passivement dans les impressions et les résonances d'un spectacle donné ». Si la première s’encombre de sentiments verbeux, la deuxième peine par son inopérance.
La conception lyrique héritée des Romantiques du XIXème siècle est trompeuse car elle renvoie la montagne à des « objets de poèmes aussi brillants, ailés et “élevés” que privés de tout contenu sérieux et de tout sentiment direct et sincère. » La montagne est alors un objet de contemplation extérieur à soi, le poète élude volontairement la question de l’alpinisme et divine pour revêtir des tournures narcissiques.
La conception naturaliste opposée au lyrisme est incarnée par la « génération de la crise » qui voyait dans la montagne les modalités de résistance à la civilisation à travers sa dimension « anticitadine et anticulturelle ». Ces protagonistes comptent donc alimenter le procès de civilisation et réactiver en partie les idées de Jean-Jacques Rousseau. Si le diagnostic est louable, Evola nous alerte sur le mirage de cette anti-civilisation sensée guérir des maux de la modernité : « Il ne faut pas mélanger des choses très différentes ; il ne faut pas croire que des sensations plus ou moins physiques de bien-être, de récupération organique et de force retrouvée ont quelque chose à voir avec la spiritualité, ni que l'homme est plus proche de la partie essentielle de son être dans une atmosphère de pratique primitiviste et naturaliste que dans la discipline et la lutte de la vie civilisée. » En effet, l’erreur commise par ces individus est de s’inscrire dans une négativité, dans la fiction « d’un retour ». La nature est suggérée comme un contre balancier nécessaire à la guérison de l’âme ; or cette optique de négativité n’épouse pas la totalité de l’être, au contraire elle le segmente : « Au-delà de la civilisation, au sens étroit du terme, matérialiste, social et intellectualiste que ce mot a pris ces derniers temps, et au-delà également de l'anti-civilisation, à savoir de la “nature” envisagée comme simple antithèse de la civilisation, il y a le plan où la personnalité spirituelle peut saisir ou renforcer la conscience de soi. C'est ce plan que nous avons en vue ici, et non celui des conditions et des meilleurs moyens pour guérir ou protéger des organismes et des cerveaux souffrant des poisons matériels et psychiques de la vie moderne. » Dis autrement : l’usage de la nature ne doit pas être une réaction aux maux des villes, elle doit s’inscrire dans une démarche totalisante et spirituelle de réalisation, non de guérison. L’objectif est atteint lorsque l’individu développe une intériorité propre à « chevaucher le tigre » qui lui permet d’abstraire la laideur du monde.
On peut alors voir que les optiques séparées « contemplative » et « sportive » sont toutes deux rejetées : « La limite d'une contemplation sans action, vous pouvez fort bien la connaître en avion. Confortablement assis dans un fauteuil disons d'un avion de la ligne Venise-Munich ou Venise-Vienne volant à cinq ou six mille mètres, vous avez, spécialement en hiver, un magnifique panorama, à faire pâlir d'envie les “contemplations” (au sens étroit du terme) qui s'offrent depuis les plus hautes cimes que peut atteindre un alpiniste ». Pour une action sans contemplation il nous appelle à : « penser à certains équilibrismes sur les gratte-ciels américains et à certains spectacles de cirque, avec les exercices de trapèze volant, où tout dépend de l'élan exact, calculé à la fraction de seconde près ».
L’optique en vogue de retour à la terre, vue comme une réaction est également écartée car, si elle revigore, elle ne façonne structurellement en rien « les fondations » d’une intériorité entière et totale.
Partie III : La réactivation d’un style de vie conforme aux antiques aryen-romains
Il s’agit donc d’écarter les modèles précédents pour marcher dans les pas des antiques afin de passer à une « réalité revêtue d'une évidence et d'une normalité supérieures ». L’homme se réalise donc dans un subtil équilibre entre action et contemplation active qui « doivent être les deux éléments inséparables d'un tout ». Une fois cet équilibre atteint survient alors « la vraie réalisation, le dépassement de l'élément instinctif et irrationnel, la pleine et claire conscience de soi, c'est-à-dire la transformation de l'expérience de la montagne en un mode d'être. Ils connaîtraient alors la force de ceux dont on peut dire, au fond, qu'ils ne reviennent jamais des cimes vers la plaine, parce que, pour eux, il n'y a plus ni aller ni retour ».
Selon Evola, ce modèle fait appel aux individus possédants une hérédité aryo-romaine – héritière du Nord et de l’empire romain – qu’il oppose à une hérédité méditerranéenne poussant vers la théâtralisation et le monothéisme abstrait. C’est à cette première « race » qu’il s’adresse car selon lui « la race aryenne dominatrice se serait différenciée et affirmée dans l'environnement particulièrement hostile de la fin de l'ère glaciaire » ; il s’agit alors de faire rejaillir ce style de vie chez les aryens[3], même s’il est conscient que le mélange des races conduit à donner une place de plus en plus importante au « milieu social » sur la nature. C’est ainsi qu’il nous dit que « le milieu a une importance particulière lorsqu'on considère des types humains qui possèdent, en raison de croisements antérieurs, des potentialités héréditaires contradictoires. Dans ce cas, le milieu peut agir en favorisant le développement de quelques-unes de ces potentialités, au détriment des autres, qui sont alors bloquées et passent à l'état latent ».
Ce style de vie « montagnard » qui conduit à des « voies de réalisation de ce qui est au-delà de l'humain dans l'humain » a pour but de réaffirmer les valeurs de l’aristocratie aryenne et romaine qui sont les suivantes :
- La réduction de la parole, en effet la montagne est le règne du silence. : « Elle fait perdre le goût du bavardage, des mots inutiles, des effusions exubérantes et superflues. Elle simplifie et intériorise. Le signe, l'allusion en disent ici plus long que tout un discours, et c’est notamment le cas lors d’ascensions coriaces où l’intensité du moment ne s’embarrasse pas de verbiages inappropriés, mais plutôt d’ordres et d’avertissements univoques. »
- La discipline intérieure qui a des traits communs avec ce que s’impose l’ascète, mais que l’aristocrate dépasse ici dans le sens où cette discipline est résolument affirmative et tournée vers l'action. Ainsi la montagne éveille et stabilise car l’ascension n’est pas sans danger et mérite un ancrage et une implication de tous les instants. Elle induit un « contrôle total des réflexes, l'acte précis, l'audace éloignée de la témérité et de l'étourderie, la connaissance de ses propres forces et limites, et enfin la mesure exacte des problèmes qu'il faut résoudre au fur et à mesure de l'ascension. » Cette lucidité favorise la constitution d’un habitus intangible qui a des répercussions sur le comportement général de tous les jours. Elle façonne ainsi un homme qu’on qualifiera par un tempérament de « réalisme actif» propre à dominer l’âme et l’irrationnel.
- L'expérience de la montagne, en troisième lieu, nous habitue à une action qui se passe de spectateurs, à un héroïsme qui ignore la rhétorique et le « beau geste, superflus et surfaits. Ainsi le milieu même favorise cette purification de l'action, cette élimination de toute vanité, cette impersonnalité active. » La vanité et la théâtralisation méditerranéenne sont alors écartées. Celui qui pratique vraiment la montagne apprend à éprouver une joie opposée au bourgeois répondant à un besoin narcissique et aliénant lié à la représentation de soi : il éprouve selon les termes d’Evola « la joie, précisément, d'être seul, laissé à soi-même, parmi les choses inexorables ; seul avec son action et sa contemplation» car ce qui compte ce n’est pas tant de briller aux yeux des autres que d’assurer la réalisation du grand tout.
- Enfin son rapport avec l’autre dans la cordée que l’on appellera « solidarité active » et qui est semblable à la relation que l’on éprouve en temps de guerre. Cette relation est fondée sur la capacité d'aider immédiatement, mais entre des hommes qui sont sur le même plan et sur la base d'un objectif librement choisi et voulu de concert. Cette relation, que l’on n’appellera pas camaraderie car le facteur sentimental joue peu ici, révèle, pourtant, d’une intensité supérieure car la portée de la relation rend féconde la réalisation de nouveaux enjeux. Pour se faire elle doit « maintenir les distances de rigueur, et elle suppose une pleine harmonisation des forces, une confiance et une connaissance précise des possibilités de chacun. »
Tableau 1 : Récapitulatif
Partie IV : La montagne comme lien civilisationnel
Maintenant que l’on a cerné les apports de la montagne dans la vie de l’Européen accomplit, montrant qu’elle « le rattache à notre milieu naturel et cosmique, qui est le silence ; à notre nature la plus profonde, qui est celle des forces élémentaires de la terre », et prenons deux exemples qu’Evola énumère dans la deuxième partie du recueil « Ascension » afin de caractériser ces montagnes. Si la première partie dite « Doctrine » est évidemment l’épine dorsale de son recueil, la description qu’il fait de ses ascensions est intéressante à plus d’un titre. D’abord car elles sortent de l’approche purement romantique évoquée ci-dessus. En effet par les mots, Evola réactive l’âme de ces lieux et nous livre une application réussite des principes énumérés. Ces textes sont précieux car ils nous permettent de rapprocher l’idéal de la pratique.
Ensuite, ces descriptions sont intéressantes car elles bannissent l’opposition antithétique entre ville et nature. Au contraire : elles établissent des ponts entre des modes d’expression différents (liturgique, architectural, etc.) qui évoquent une seule et même grandeur, de sorte que les traits de la montagne recouvrent une réalité immanente qui peut désormais s’insérer dans le quotidien. Elle laisse ainsi le sentiment que l’homme accompli, c’est-à-dire celui qui épouse les aspects héroïques de la montagne, se sentira partout chez lui, car au sein de sa civilisation, il sera partout apte à déceler les signes du divin.
Les deux éléments retenus sont les Dolomites et le Tyrol qu’il oppose :
« Les Dolomites sont spectaculaires. Le Tyrol est un monde élémentaire. Il y a là une différence analogue à celle qui existe entre l’impressionnante architecture de la basilique Saint-Pierre, à Rome, et les flèches noires de Saint-Stéphane, à Vienne, symboles de la ferveur gothique s’élevant vers le ciel. Car les Dolomites appartiennent, malgré tout, à l’univers méditerranéen : lumières et couleurs. La troisième dimension des choses y est à peine perçue, comme dans un décor fantasmagorique. »
Figure 5 : Les Dolomites et la Basilique Saint-Pierre
« Le monde tyrolien, lui, relève beaucoup plus du symbole. Ses clartés n’émanent pas de la roche, mais de la glace. Il ne se ramène pas au seul monde blanc des grands glaciers occidentaux. L’élémentaire est au premier plan et la distance par rapport à l’homme, bien plus grande. La contrepartie, ce sont des fragments d’une religiosité traditionnelle, fermée et profonde comme il convient à un Moyen-Âge encore vivant. » Il nous répète un peu plus loin sur cette nature supérieure à recouvrir : « Quelque chose de cet héritage profondément enfoui semble s’être perpétué au Tyrol, fût-ce sous l’aspect fermé et raide propre à toute réalité résiduelle. »
Figure 6 : Le Tyrol et la Cathédrale Saint-Stéphane
Partie V : La vertu des signes chrétiens en montagne
Pour terminer, Evola étudie de nombreux signes liés à la catholicité. Ses témoignages sont précieux et dénotent avec l’a priori parfois rigide que l’on prête à son ésotérisme. En effet selon lui, les vestiges chrétiens en altitude traduisent des mythes et des symboles qui permettent de comprendre de façon vivante ce que signifie la grandeur du lieu. A de nombreux égards, l’esprit antique héroïque ne semble d’ailleurs pas si éloigné du recueillement chrétien puisqu’on retrouve dans les deux cas la prédominance du silence et de la solitude qui sont deux dispositions indispensables à l’accueil du divin et qui constituent l'atmosphère naturelle de toute grandeur.
« Nous nous souvenons d'une ascension faite cet été dans une des régions où s'est le mieux conservé quelque chose de l'atmosphère du Moyen Age catholique le plus “traditionnel” : le Tyrol autrichien. A cette altitude, les sanctuaires semblaient avoir été érigés pour les choses bien plus que pour les hommes et retraçaient un itinéraire sacré – de la Passion à la Résurrection – En haut, au sommet du Gross-Glockner, se dressait parmi les glaces une grande croix faite de barre d’acier, enchaînée à la roche au centre d’un horizon circulaire et totalement dégagé. En son milieu, étaient gravés des vers d’inspiration sacrée, pour une part héroïque, pour l’autre. Une aventure physique qui, en ces moments privilégiés où l’intérieur et l’extérieur correspondent, contenait en même temps une dimension métaphysique. »
Il apprécie ses croix au point de les intégrer complétement dans un continuum historique, comme si elles avaient vocation à être respectées car s’inscrivant dans la tradition primordiale. Il mentionne ainsi une « Croix du Tyrol qui sert à conserver des symboles “totémiques” et archaïques ». Enfin il termine : « Au Tyrol, il n’y a pas de hameau, si reculé et si petit soit-il, qu’il n’ait pas sa chapelle ; pas de col ou de panorama montagneux qu’il n’ait sa grande croix, infatigablement remise debout chaque fois que le vent ou la tempête l’abat ou l’emporte ; » Belle image, donc, montrant que chaque camarade est appelé à soutenir et rehausser continuellement les éléments de sa tradition.
Figure 7 : Croix Chrétienne gardienne de la montagne dans les Alpes-Maritimes
Conclusion
Lorsque Evola évoque ces thèmes, la modernité pointe déjà le bout de son nez. Il conclut d’ailleurs son recueil par quelques lignes prophétiques : « Ce sont là les fragments d’un monde disparu, fragments qui ne pourront peut-être pas résister encore longtemps à l’esprit de l’époque. Avec la région de Salzbourg, le Tyrol à son tour est devenu à la mode. Un public international de touristes et de mondains y afflue l’été et l’hiver, envahissant les vallées les plus lointaines, où se dressent de nouveaux hôtels, tandis que les auberges existantes se modernisent et que les villages s’apprêtent à prendre l’allure anodine de centres de vacances ou de stations de ski. On met en relief traditions et coutumes, mais comme autant d’objets à exhiber, à “présenter”, ce qui revient à les déraciner vraiment. Aussi bien le public en quête d’exotisme peut-il se “tyroliser” à son aise, au point qu’il est maintenant rare de trouver des touristes ne portant pas les Lederhosen masculins ou les Dirndl féminins. Tout cela est le commencement de la fin. Encore une génération et le marécage bourgeois du monde moderne aura peut-être englouti et absorbé ces derniers lambeaux d’une vie qui est la seule pouvant être considérée comme vraie et normale. »
Gageons que la situation actuelle se soit bien détériorée. En même temps, cette phase de décomposition pourrait bien être une chance pour les nouvelles générations. Car si le métissage a altéré l’être profond de chaque individu, la précarisation massive des jeunes laisse entrevoir la fin du mirage des villes et avec elle une vie centrée sur la réalisation d’intérêts « socio-économiques ».
Du reste, tâchons chaque jour créer les conditions favorables du recours aux montagnes, c’est-à-dire au renoncement des plaines commodes et des sentiments quotidiens, pour s'engager sur la vraie et la seule route qui s'offre à nous. Car comme Evola l’écrira dans Orientations (1950), il n’en peut être autrement car « telle est notre voie, tel est notre être. »
Pour le SOCLE
La montagne offre une possibilité de réalisation intérieure
Arpenter son territoire et y déceler les signes du divin
La réduction de la parole, la discipline intérieure, la purification de l’action et la solidarité active sont des qualités primordiales
Allier le corps et l’esprit pour passer d’un « vivre plus » à un « plus que vivre »
Ne pas opposer nature et ville car la partie supérieure de notre être doit être capable de s’exprimer en tout lieu et tout temps
Notes
[1] « Mais on ne peut pas rester toujours sur les sommets, il faut redescendre… A quoi bon alors ? Voici, le haut connait le bas, le bas ne connait pas le haut. » René Daumal, Le Mont Analogue,1952
[2] Selon les remarques formulées par Nietzsche puis reprises par Simmel
[3] « Aryen » dont il ne donne pas de définition.