Sir Roger Scruton est un philosophe anglais né à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. On lui doit une cinquantaine d'ouvrages, la plupart à caractère politique – même lorsqu'ils s'intitulent Sexual Desire –, qui en ont fait un des plus éminents intellectuels britanniques de notre temps. À vrai dire, certains le considèrent comme le penseur anglais le plus important depuis Edmund Burke, le fondateur du conservatisme anglais. Le lecteur français se demandera peut-être alors pourquoi il n'a jamais entendu parler de lui, mais qu'il ne s'en étonne pas : s'il n'est pas rare d'être conservateur, il l'est en revanche bien plus d'être un intellectuel conservateur, car l'intellectuel moyen est mû par un besoin pathologique d'échapper aux conventions, or ceux d'aujourd'hui croient encore que la rébellion au système se joue dans le camp progressiste (« The convention is to be hostile to conventions », dira non sans humour Scruton lors d'un entretien). L'homme est donc un conservateur établi en ce qu'il est à la fois reconnu pour son talent, et souvent ignoré pour la même raison. Ceci étant dit, et c'est la donnée la plus importante de cette entrée en matière, il n'appartient pas à n'importe quelle famille de conservateurs. C'est un conservateur… libéral.
Félix Croissant, pour le SOCLE
La critique positive de L'Urgence d'être conservateur au format .pdf
Ou plutôt un libéral-conservateur, tenant du libéral-conservatisme, idéologie cherchant à conjuguer ordre traditionnel et libre-marché. Lorsqu'on est français et se réclame des grandes traditions de nos pères, l'idée-même peut hérisser le poil, en plus de paraître sans issue. À la manière des républicains américains, les tenants du libéral-conservatisme anglais semblent incarner le pire : un establishment de businessmen vaguement attachés à leur culture mais surtout là pour conserver leurs privilèges – raison pour laquelle votre serviteur préfèrera le terme « traditionaliste ». Scruton reconnait lui-même que l'association du conservatisme au libéralisme, création typiquement anglaise, est difficilement exportable, trouvant dans la sacrosainte common law la possible source de cette exception. Partant de là, on est tenté de lui souhaiter bon courage, mais ne tirons pas si vite sur l'ambulance british : nous avons affaire à un esprit furieusement précoce qui, à l'âge de vingt-trois ans, fût à jamais guéri de la gauche par le lamentable spectacle de mai 68 et ses petits baby-boomers nombrilistes, comme le furent bien de nos penseurs de droite. Durant l'ère Thatcher, celle où les conservateurs consacraient toute leur énergie à l'apologie du marché, Scruton se démarqua du lot en exigeant un retour à la « philosophie conservatrice », celle pour qui le marché, bien qu'une des conditions nécessaires à l'exercice de la liberté, n'est certainement pas suffisant à « faire société »…
Son livre, pas vraiment un acte de contrition à l'attention des réacs antilibéraux de plus en plus nombreux en Europe, rappelle au contraire la tempérance, trop souvent oubliée, des Lumières anglaises en comparaison des nôtres, autrement plus radicales car anticléricales et partisanes d'un tabula rasa qui sera pratiqué avec zèle durant notre révolution, là où l'anglaise aura fait bien moins de dégâts pour un résultat pas moins démocratique, cent ans plus tôt. De par ses qualités intellectuelles… mais aussi littéraires, la lecture de L'Urgence d'être Conservateur peut nuancer le positionnement du traditionaliste français, qui n'a donc de leçon à donner à personne, vis-à-vis de la droite anglaise. Et puis, un homme décrit par les pions du Point comme le « Finkielkraut anglais » ne peut pas être foncièrement mauvais.
Ainsi, dans le conservatisme de Roger Scruton trouve-t-on, selon la quatrième de couverture rédigée par Laetitia Strauch-Bonart, « l'importance de la tradition comme forme de connaissance, l'amour de la transmission, l'éloge d'une société civile autonome comme garante de la vertu », une affection profonde pour la nation, et une défense ardente de la « préservation du sacré et de la beauté » dans un « monde désenchanté », voire adepte de la profanation. En somme, que des choses qui nous parlent. Pour lui, tout homme est par nature conservateur en ce qu'il n'a généralement pas envie de détruire ce à quoi il est attaché. Il cite en exemple son propre père, instituteur respecté, syndicaliste peut-être… mais surtout patriote. Ce dernier connaissait la campagne, l'histoire locale et les anciennes façons de vivre, et sa maîtrise de ces sujets, et son attachement à la terre, faisaient de lui un ardent conservateur. Le jeune Roger comprit alors qu'il est toujours justifié de conserver quelque chose si ce que l'on propose à la place ne lui est pas qualitativement supérieur, et qu'en cette période charnière de notre histoire où il est futile d'espérer effacer toute trace de la modernité, les peuples d'Europe doivent être « modernes en défense du passé et créatifs en défense de la tradition ».
Mais alors, pourquoi le libéralisme ? Car pour Scruton, on ne peut pas rejeter d'un bloc la démocratie libérale, à moins d'avoir un modèle sacrément solide à proposer à la place, ou de nier la notion même de droit. Dans les années 80, il s'est lié d'amitié avec des intellectuels dissidents praguois. À cette occasion, il a découvert la cruauté d'un État « entièrement illibéral », ce qui explique sa relative tolérance vis-à-vis du thatchérisme triomphant de l'époque, car sans adhérer à sa rhétorique du libre-échange à tout crin, il appréciait son attachement à l'esprit d'entreprise, à l'état de droit… et à l'idée que la vie d'un individu lui appartient. Derrière cela, l'attachement à la notion de responsabilité : chaque homme est responsable de ses actes. Un rappel qu'il n'hésitait jamais à faire face au comportement toujours plus intrusif de l'État, la détestation de l'État-providence étant un élément essentiel de sa pensée. Petite parenthèse critique. Quel homme de droite, qu'il soit royaliste ou républicain, « tradi » ou anticlérical, parlementaire ou antiparlementaire, ne partage cette méfiance ? Le XXème siècle entier ne cesse de nous la soupirer. Seulement, il n'est pas nécessaire d'être libéral pour ne PAS être étatiste, marxiste ou socialiste. D'aucuns pourraient alors nous rappeler les propos de l'incontournable anarchiste conservateur Jean-Claude Michéa (dont Laetitia Strauch-Bonart fut l'élève !) sur l'arnaque intellectuelle qui consiste à distinguer un « bon » libéralisme, le libéralisme économique, d'un « mauvais », le culturel et sociétal (« comme il y a un bon et un mauvais cholestérol », dirait Patrick Buisson), et sur la reconstitution de l'unité philosophique du libéralisme qui est actuellement en train de s'achever, l'économique et le sociétal étant en fait deux profils complémentaires du même mouvement historique, une « totalité dialectique de tous les moments ». À vrai dire, l'auteur de ces lignes, en partie formé par ses lectures contre-révolutionnaires, n'est pas sorti de la lecture du livre de Scruton converti au libéral-conservatisme. Mais pour tirer le meilleur parti de cette lecture, il faut entendre le libéralisme comme l'entend l'auteur : un courant qui pose la liberté comme premier principe de la vie en société, tient l'individu à bonne distance de l'État, et lui associe des droits politiques et économiques inaliénables. Le libéralisme de Scruton ne porte pas dans son code génétique la vénération dogmatique du marché et du multiculturalisme, ni le rejet des valeurs traditionnelles et de l'idée même de norme, de la même manière que le capitalisme n'est pas nécessairement, contrairement à ce que prétendait Marx, une force « révolutionnaire » – ou bien les puritains américains du XVIIème siècle en était sans s'en rendre compte…
Parenthèse fermée. En compagnie de ses amis dissidents praguois, Roger Scruton a, par ailleurs, réalisé l'importance vitale que revêtent les notions de mémoire et de transmission lorsqu'on appartient à une communauté tout bonnement menacée d'extinction. Leur vie était la mise en exercice de ce que Platon appelait l'« anamnèse », qui désigne la « conscience des choses oubliées ». Le point de départ du conservatisme est ce sentiment que les « choses bonnes » peuvent être aisément détruites. « L'œuvre de destruction est rapide, aisée et exaltante ; celle de construction lente, laborieuse et maussade », rappelle-t-il. Son plaidoyer ne porte pas sur ce que nous avons perdu, mais sur ce que nous avons gardé, et comment le préserver.
Le chez-soi
« Nous sommes liés aux inconnus qui composent notre peuple par la citoyenneté, le droit, la nationalité, et le voisinage. Mais cela ne suffit pas à assurer notre coordination. » Même Adam Smith savait que la logique marchande ne peut fonctionner que s'il existe un rapport de confiance entre les gens ; en d'autres termes, que la viabilité du système économique dépend de la santé morale, autrement dit culturelle, d'une société. Pour Scruton, « c'est lorsque le sens du devoir et de la vertu priment que l'intérêt privé mène, par une main invisible, à un résultat positif ». Il rejette le fameux homo oeconomicus que la modernité a engendré, et rappelle que l'homme est sujet à des motifs qu'il ne comprend pas toujours, et qui ne peuvent être présentés en terme d'utilité, comme l'amour de la beauté, le sens de la justice, la honte… ou encore la peur du noir. Edmund Burke voyait la société comme l'association des morts, des vivants, et des personnes à naître (ce qui rappelle un peu le « plus de morts que de vivants » d'Auguste Comte), dont le lien n'est pas le contrat, mais quelque chose qui relève plus du sentiment. Il plaidait pour une société formée d'en bas par les traditions nées de notre besoin naturel d'association, traditions qui sont « des réponses élaborées au cours des siècles face à des questions durables ». Il a brillamment souligné combien elles n'avaient rien à voir avec la raison, car elles ne sont pas une connaissance théorique sur les faits et vérités mais un ensemble de préjugés rendant intelligible une culture, une « connaissance sociale tacite » : on n'a pas à s'interroger sur la pertinence des traditions, car les penser d'un point de vue utilitaire revient à nier la notion même de culture, puisque de normes. La culture, la morale, choses qui nous interdisent d'adhérer au contrat social des Lumières en ce qu'il s'adresse à un homme sans attaches, alors que les sociétés humaines sont par nature exclusives, et par conséquent discriminantes. Scruton parle du « nous ». Les êtres humains, lorsqu'ils s'établissent quelque part, sont animés par l'oikophilia, l'amour du foyer ; l'oikos est le lieu qui n'est pas seulement le mien, ni le tien, mais le nôtre.
Sans identité, rien ne dure. Les institutions qui répondent à une finalité s'écroulent lorsque cette finalité s'efface, comme l'Europe communiste, tandis que celles sans finalité perdurent. Selon l'auteur, la modernité a « ruiné nos vieilles institutions et le tissu social de nos nations en remplaçant l'association civile par la logique d'entreprise, où les hommes s'unissent en vue d'une finalité » – idée ainsi défendue tant par la gauche progressiste, obnubilée par la promesse délirante de ses expérimentations, que par ce que nous appellerons la « mauvaise » droite, celle ultralibérale qui promeut l'individu-entrepreneur, pour qui l'entreprenariat est une forme de citoyenneté…
La vérité du nationalisme
Sur les treize chapitres que comprend De L'urgence d'être conservateur, huit démarrent par « la vérité » : la vérité du nationalisme, du socialisme, du libéralisme, du multiculturalisme, du conservatisme… Pas vraiment une manifestation d'humilité, mais après tout, la foi chrétienne n'inculque-t-elle pas l'amour de la vérité ?
Commencer par la vérité du nationalisme, ce gros mot, permet d'évacuer l'éléphant. Scruton n'est pas un nationaliste radical, mais… raisonnable. Pour lui, le nationalisme est avant tout une idéologie qui occupe la place laissée vacante par la religion et, ce faisant, « pousse le croyant à vénérer l'idée nationale tout en y cherchant ce qu'elle ne peut hélas pas fournir », c'est-à-dire le sens de la vie. Mais il distingue ce que le nationalisme est de ce qu'il incarne dans l'esprit des gens ordinaires : tout bonnement leur identité historique, ainsi que la poursuite de l'allégeance qui les unit. Le nationalisme peut servir d'arme aux pires tyrannies, mais rien dans sa définition n'indique qu'il est violent par essence. Dans la « perspective nationale », tout acte de guerre doit gagner au préalable le consentement des citoyens, lesquels préfèreront toujours la négociation et le compromis au conflit et à la désolation. Pour ne pas perdre de vue ce fait élémentaire, nous devons, selon l'auteur, retrouver notre confiance en les peuples – tâche des plus ardues sous l'empire d'une modernité caractérisée par sa vision pessimiste de l'homme. À la question « comment rend-on possible l'acceptation du désaccord ? », qui taraude toute démocratie, il répond par l'assimilation de la nation à une famille, rappelant que les membres d'une famille finissent toujours par s'entendre, car quelque chose compte davantage pour chacun d'entre eux que sa propre opinion : la famille, justement. Parce qu'« une identité partagée atténue [toujours] le désaccord ».
La première personne du pluriel est invoquée à bien des reprises, dans De L'urgence d'être Conservateur. Elle obsède bien des penseurs aujourd'hui, qu'ils soient de gauche, et ignorent toujours que la crise de leur précieux « vivre-ensemble » vient précisément de leurs dogmes, ou de droite. La religion fournit un « nous », mais ce dernier ne s'entend pas forcément avec la démocratie, et c'est pourquoi Scruton en tire la conclusion que le « nous » doit être national. Sous cette forme, il garantit une forme adaptable de « loyauté prépolitique ». Mais la question se pose alors : qui sommes-nous ? La réponse à cette question devrait être un impératif pour tout homme de droite inquiet de l'assoupissement de l'identité de son peuple : bien d'entre eux, animés des meilleures intentions, bottent en touche, une fois passés les poncifs. Nous pouvons nous identifier par ce que nous partageons avec nos concitoyens, comme le territoire ou les mythes nationaux (légendes de gloire, de sacrifice, etc.), mais nous devons trouver quelque chose de profond et d'ancien à affirmer. De toute urgence. Comment ? À notre époque où le « nous » semble perdu à tout jamais, assimiler la nation à une famille s'apparente à un vœu pieux. Face au progressisme déconstructiviste, que Scruton qualifie de « culture de la répudiation », il voit le conservatisme comme une « culture de l'affirmation », et dans cette perspective, l'État-nation doit faire partie de ce que nous affirmons.
La vérité du capitalisme
Pour Scruton, qui n'est pas non plus exactement socialiste, c'est seulement lorsque les hommes disposent du droit de propriété, et peuvent échanger librement, qu'une société d'inconnus peut réussir à se coordonner économiquement. Mais l'ordre social doit agir comme le garde-fou du marché, qui peut à tout instant échapper à notre contrôle, comme nous le constatons aujourd'hui. Par ailleurs, cet ordre doit être avant tout défini par les coutumes, la morale, et le « droit naturel », concept aux prétentions universelles un brin naïves désignant l'ensemble des droits que chaque individu possède du seul fait de son appartenance à l'humanité, et non de par la société dans laquelle il vit (voir ma critique positive de Par-delà les Droits de l'Homme, d'Alain de Benoist). Il est des fondamentaux qui doivent être soustraits à la négociation ; tout ce qui est sacré doit échapper à la logique marchande.
Face à cette dernière, la notion de lien est fondamentale. La croissance des marchés financiers ronge ce lien, qui menace de céder à tout moment ; à notre ère d'interconnexions tous azimuts, le trafic de « bien fantômes » a, paradoxalement, déconnecté les gens du monde. L'auteur comprend les libertariens lorsqu'ils soulignent le rôle du marché dans la diffusion de la liberté et de la prospérité, mais cela fonctionne seulement si le marché est inoffensif ; or, force est de reconnaître que les grandes entreprises sont tout, sauf inoffensives. Le fameux conservateur anglais Benjamin Disraeli a inventé, au XIXème siècle, le « principe féodal », sa réserve à l'idée que la propriété privée doit être défendue dogmatiquement face aux marxistes : selon lui, le droit de propriété est AUSSI un devoir, et l'homme qui jouit de la propriété a une responsabilité envers les moins chanceux, les personnes à naître, et l'héritage dont nous sommes tous partie. Que donnerait l'application pratique de ce principe ? Jusqu'où empièterait-il, aux yeux des libéraux, sur notre droit à la propriété ? Pour Scruton, « le capitalisme mondial est moins un exercice d'économie de marché qu'un brigandage où les coûts sont transférés aux générations futures », et le seul moyen d'aller dans le sens prêché par Disraeli est l'élaboration d'un modèle d'entreprise responsable – encore la responsabilité, notion qu'on va finir par considérer de droite exclusivement…
La vérité du libéralisme
Pour Scruton, le libéralisme d'aujourd'hui est un dévoiement de l'idéal libéral originel. Après tout, nous sommes nombreux à nous demander ce que les grands esprits des Lumières penseraient de notre monde, doutant sérieusement qu'ils tomberaient sous le charme d'Emmanuel Macron, s'acoquineraient avec la technocratie européenne, ou raffoleraient de l'Europe métissée et inclusive. Mais ils pourraient n'en être pas moins responsables. Scruton, en bon libéral-conservateur anglais, défend ses lumières.
Il oppose le religieux, condition statique, à la politique, processus dynamique qui propose la participation et la législation fondées sur le consentement, et cite Antigone, dont l'action repose sur le conflit entre l'ordre politique et le devoir religieux. Au final, le devoir imposé par l'impératif divin à Antigone ne peut être une raison pour Créon de mettre l'État en péril. « "La vengeance est mienne", dit le Seigneur ; "mais mienne est la justice", répond la Cité. » Une précieuse réussite de la civilisation occidentale est la citoyenneté, condition des hommes vivant dans une société consensuelle d'individus souverains. Pour Scruton, le libéralisme est né de ces nobles réflexions.
Il situe alors l'erreur de cette pensée au moment où elle a confondu la recherche de la liberté avec celle de l'émancipation (le dévoiement susmentionné) : cette confusion a ouvert la voie à l'égalitarisme, son culte de l'égalité non pas des droits mais des résultats, et la culture de la médiocrité qui en découle. Le but original de l'invocation des droits naturels par les libéraux était de protéger l'individu de l'arbitraire du pouvoir. La possession de droits par l'individu, selon John Locke et ses successeurs, était indépendante du groupe ou de la classe à laquelle il appartenait. Hélas, la glorieuse instabilité de l'homme et les caprices de l'histoire ont, selon Scruton, trompé ces belles idées, et le concept de droit naturel a accouché du droit-de-l'hommisme contre son gré. Là encore, l'absence de garde-fou, cette fois-ci de l'utopisme progressiste, semble pointée du doigt. Ainsi, pour ne pas échapper à notre contrôle, les droits doivent être circonscrits dans le cadre d'une éthique, et le libéralisme ne sera plus une menace. À ce stade de la lecture, nous opposons toujours aux arguments de l'auteur une certaine incrédulité tant le libéralisme, même originel, semble s'opposer intrinsèquement à l'élaboration d'une société de destin solidement structurée.
La vérité du multiculturalisme
Après tout, l'individualisme éthique des libéraux s'oppose théoriquement à un de nos ennemis préférés, le multikulti, en ce qu'il s'oppose au communautarisme, dont les dialecticiens considèrent les intérêts de la collectivité supérieurs à ceux de l'individu. D'aucuns avanceraient, entre autres contre-arguments, qu'avec le temps, ces derniers ont trompé les libéraux avec l'idée que l'affirmation de nos racines est un prérequis à notre épanouissement personnel (le lecteur n'aura pas de mal à imaginer la suite), mais même dans ce cas de figure, l'on ne saurait tout mettre sur le dos du libéralisme. Scruton crierait au raisonnement fallacieux : c'est précisément parce que l'homme a, comme le suggèrent les communautaristes, besoin d'affirmer ses racines, que le communautarisme constitue tôt ou tard un danger mortel pour toute société ; parce que les racines qui comptent le plus doivent être les racines nationales. Une société dont les hommes décrivent leur identité en des termes qui ne sont pas partagés par leurs voisins s'écroule à la première épreuve. Citons Aristote, dans Les Politiques : « Est aussi facteur de sédition l'absence de communauté ethnique tant que les citoyens n'en sont pas arrivés à respirer d'un même souffle ». Quiconque nie en toute bonne foi cette réalité vit dans un monde de nantis gagnant bien trop d'argent pour se disputer.
Scruton invoque de nouveau Burke, qui soutenait que la coutume, la tradition et le « préjugé » étaient les conditions préalables à l'ordre politique – nous avons déjà abordé ce sujet plus haut. Les hommes ont besoin de liens plus forts que celui du libre choix, car indissociables d'une unité culturelle. L'auteur a bien des choses positives à dire sur les USA, « première nation créée par la politique », car ils ont une force inédite qui leur a permis de fonctionner : leur culture civique. C'est, selon lui, la « vérité du multiculturalisme » : « Grâce à la culture civique, l'appartenance sociale s'est libérée de l'affiliation religieuse, des attachements raciaux, ethniques et parentaux, et des rites de passage par lesquels les communautés revendiquent le contrôle de leurs membres, en les sauvegardant de l'influence d'autres coutumes et d'autres tribus. » Une vision de l'Amérique un peu idyllique si l'on constate l'enlisement actuel de sa société dans l'obsession identitaire, mais après tout, nous, Français, avions quelque chose de semblable avec l'assimilation républicaine, celle tant louée par un Eric Zemmour… Hélas, comme l'auteur, nous constatons que ces systèmes, de prime abord solides comme la logique, se sont avérés perméables à l'individualisme et, ajouterons-nous, au matérialisme athée ; lorsque meurent les anciennes loyautés, l'ancienne forme d'appartenance fait de même.
Nous devons impérativement nous libérer de la conception marxiste du monde selon laquelle tout n'est que construction sociale et idéologie, et du culturo-marxisme, selon lequel la civilisation occidentale n'a pas de légitimité sur son propre sol. « Nos sociétés dépendent du respect des lois et des contrats ouverts, qu'elles renforcent par une tradition d'enseignement à l'origine de notre culture commune, rappelle Scruton. Ce n'est pas un impérialisme culturel arbitraire qui nous conduit à apprécier la philosophie et la littérature grecques, le droit romain, et les épopées et romans d'amour médiévaux : ils font partie de ce qui nous a faits. » Voilà de belles fondations pour une réponse à la question « Qui sommes-nous ? »…
La vérité conservatrice
Nous en venons au plat de résistance. L'auteur rappelle plusieurs fois qu'il n'est pas dans la nature du conservatisme de s'occuper de corriger la nature humaine ou de la façonner conformément à une certaine conception idéale… contrairement à l'idéologie progressiste. Notre condition d'hommes libres n'est pas celle de l'homo oeconomicus, qui cherche à satisfaire ses désirs privés en toute occasion et au prix de tout le reste. Nous avons besoin de racines, et coopérons dans la recherche de valeurs intrinsèques ; « nous importent les fins, et non les moyens, de notre existence ».
La libre association nous est nécessaire, non seulement parce qu'« aucun homme n'est une île », pour reprendre la formule du poète John Donne, mais parce que des valeurs intrinsèques émergent de la coopération sociale. Les choses qui nous importent n'adviennent presque jamais d'en haut. Par ailleurs, et Scruton insiste là-dessus, ces associations nous apportent du plaisir, mais aussi de la fierté : elles créent des hiérarchies, des fonctions et des règles auxquelles nous nous soumettons volontiers car elles nous apportent du sens, car elles font sens. Bien sûr, tout gouvernement se doit de fixer des limites à l'association. La tension entre la liberté et l'égalité, deux principes dont on oublie trop souvent l'opposition logique, ne se révèle nulle part plus vivement que dans le sujet de la libre association : cette dernière conduit naturellement à la discrimination, alors que l'appel à la non-discrimination conduit à un contrôle vertical qui s'oppose, selon Scruton, aux fondamentaux du libéralisme. La nature des pouvoirs dans les pays d'Europe de l'ouest actuelle tend à lui donner raison : cet État qui s'immisce de moins en moins subtilement dans notre intimité, signe s'il en est de sa pauvre légitimité, n'a pas grand-chose de libéral, et rappelle à quel point la France ne l'est qu'en son sommet, quand elle se retrouve autour d'une table avec Apple et Opel. Scruton prend l'exemple des gentlemen's clubs américains, réservés aux hommes, qui ont fini par être interdits, il y a quelques années, parce qu'ils n'acceptaient pas… les femmes. Pure folie : « la discrimination n'est inacceptable que si elle est injuste d'une façon ou d'une autre. Et supposer qu'une institution est injuste simplement parce qu'elle confère des avantages à ses membres qu'elle ne confère pas à d'autres revient dans les faits à écarter toute libre association, et à défendre un État totalitaire ».
Comme le rappelait récemment le professeur de psychologie de l'université de Toronto Jordan B. Peterson à travers son récit de la tragédie des koulaks, le totalitarisme se nourrit de la jalousie et du ressentiment. Pour Scruton, la seule solution au ressentiment est… la mobilité. On n'aide pas les pauvres en se vengeant des riches, écrit-il, mais en ouvrant les portes de la promotion sociale. La vérité du conservatisme, selon lui, est que la société civile ne peut croître que d'en bas, car elle est, ou du moins doit être, un ordre spontané. On en arrive à l'un des points forts de son livre : le parallèle avec la conversation. « Les conversations se produisent entre êtres rationnels qui parlent sans contrainte. Une conversation générale au sein d'un large groupe exige de la discipline, des règles, et une tradition de politesse. La conversation présente les caractères d'une libre association, qui n'est subordonnée à aucun autre objet qu'elle-même, et se voit détruite par l'interventionnisme du planificateur. Le parfait séminaire ou la parfaite conversation de tablée, où chacun donne le mieux de lui-même pour le bien des autres, où personne ne monopolise la discussion, et où les bonnes manières font en sorte que chacun cède la parole au moment attendu par la collectivité, illustrent un idéal de civilisation. » Très beau passage qui n'est pas sans rappeler la position à ce sujet de Joseph de Maistre, pour qui la conversation apporte la réponse du sens commun aux interrogations suscitées par l'histoire (voir notre critique positive des Soirées de Saint-Pétersbourg). L'amitié est une autre notion capitale dans la vision de Scruton. Aristote distinguait trois sortes d'amitié : celles d'utilité, celles de plaisir, et celles de vertu ; mais dans tous les cas, il considérait la polis comme un lieu d'amitié, et plus spécifiquement l'amitié la plus haute, celle de vertu, encouragée non seulement entre les individus, mais aussi entre eux et l'État. Or, seul un État vertueux peut fonctionner, dans ce cas de figure. Un État dont la nature vertueuse déteindrait sur l'armée et la police, nécessairement…
Reprendre le pouvoir
Pour un « vrai » libéral-conservateur, le rôle de l'État doit donc être à la fois moins que ce que les socialistes requièrent, et plus que ce que les libéraux classiques acceptent. Au Socle, nous ne sommes pas libéraux. Mais si nous tenons à une certaine conception de l'État, nous devons sortir le débat politique du matérialisme dans lequel il s'est embourbé il y a des décennies, et qui le réduit à la seule question de la richesse et de sa distribution. À cause de cela, les gens voient dans le conservatisme une simple forme de complaisance envers le système actuel de récompenses matérielles. Un conservatisme étriqué et profiteur, que nous visions dans notre entrée en matière, et qui n'a rien à dire sur les choses que l'argent ne peut acheter, ni sur l'effet de la société de consommation sur nos valeurs les plus profondes. Nous devons donc en finir avec la « démonie de l'économie », pour reprendre l'expression de Donoso Cortès, qui a vampirisé nos âmes et fait de nous des cyniques, ou des hommes qui connaissent « le prix de toutes choses et la valeur d'aucune », pour reprendre celle d'Oscar Wilde. La valeur commence là où le calcule se termine, puisque ce qui nous importe le plus est ce que nous ne sommes pas prêts à céder.
Reconnaissons au moins que les conservateurs ont la religion en affection – qu'ils s'en servent comme d'un solide soutien de leurs positionnements politiques ou non est une autre affaire. « Une religion établie, tolérante à la dissension pacifique, s'enracinant dans la société civile, en attachant les hommes à leur patrie et à leurs voisins, et en imprégnant leurs sentiments de certitudes morales qu'ils ne pourraient aisément acquérir autrement », voilà le christianisme de Roger Scruton. Pas exactement l'Islam « des Lumières » en vogue actuellement. L'auteur et ses semblables agissent pour la défense de la campagne contre les moteurs du progrès, pour celle des cérémonies de la vie publique, et pour le maintien de la « haute culture européenne » ; car l'homme dépend du royaume du sacré, même sans croire nécessairement à sa source transcendante. Seulement, la religion n'est pas la victime de la modernité dont nous devons nous soucier actuellement. Non, elle, a été neutralisée depuis déjà longtemps. La victime du moment, c'est la famille. La « Sainte Famille » bourgeoise tant haïe par Engels et les maoïstes du boulevard Saint-Michel. Pour l'auteur, le droit du mariage et de la famille doit évoluer, c'est son côté moderno-compatible… mais il doit évoluer en réponse au changement social que NOUS impulserons, plutôt que d'être le moteur de ce changement. Pour Scruton, c'est seulement si le mariage est redécouvert comme une union substantielle d'où naît une personne morale que le royaume de la valeur domestique nous sera rendu.
Les conservateurs les plus old school défendent une conception du travail, autre valeur, où « la production de biens était aussi la production de la société », où l'artisanat, le métier et le dévouement pour le produit exprimaient la liberté et la conception de soi du travailleur, et où le plus rude travail reflétait celui qui s'y engageait, lui rendant ainsi la tâche tolérable. Les Grecs décrivaient le travail comme ascholia, « l'absence de loisir », sous-entendant que le travail n'était jamais qu'un moyen par lequel nous gagnons les moments qui nous importent réellement, ceux où nous nous déployons dans notre propre espace, moments consacrés, selon Aristote, à un bien supérieur, la theoria, ou vie de l'esprit. Que les modernes se rassurent, ces notions ne s'opposent pas nécessairement à l'idée de loisir : après tout, dans la Genèse, Dieu a travaillé pendant six jours à la création du monde, et pris du repos au septième, non pour se distraire de son travail, mais au contraire pour contempler son œuvre et réfléchir à sa valeur… Le loisir, pour Lui, était une rencontre avec la valeur intrinsèque. En d'autres termes, Scruton nous suggère de prendre Dieu pour modèle.
Cette pensée aiguille vers un autre royaume de valeur, la culture construite autour de l'expérience de la beauté. La culture de la beauté est pour nous d'une immense valeur, car elle porte en elle une vision du familier et de l'appartenance qui nous réconforte. Scruton défend l'existence d'une « beauté objective » opposée à ce que nous appellerons le relativisme gustatif, car pour lui, quelque chose peut à la fois être subjectif ET soumis au jugement. Il en prend pour exemple le rire : bien que décharge spontanée d'émotion sociale, il est aussi la forme de jugement la plus fréquemment pratiquée, car rire de quelque chose, c'est déjà le juger. Encore une fois, culture est jugement. C'est pourquoi la défense conservatrice des royaumes de valeur se concentre sur la notion de culture commune. Nous devons reprendre cette dernière en main, et dans un esprit combatif maurrassien : il faut neutraliser à notre tour les soldats nihilistes de la modernité, pauvres créatures épouvantées par le sens du tragique et par l'idée de regarder en face les mystères de notre condition ! Leur culture de la profanation contient une leçon : en tentant de nous montrer que nos idéaux humains sont sans valeur, elle prouve être elle-même sans valeur. Et lorsque quelque chose est sans valeur, il est temps de s'en débarrasser.
Questions pratiques
Jack Scruton, père de Roger, pleurait le saccage de notre campagne non seulement à cause de la perte de sa végétation et de ses animaux, mais aussi à cause de la destruction du « monument humain » qu'elle était, construit au cours des siècles par des gens qui imprimèrent leur vie dans la terre. Le besoin de campagne qu'il ressentait n'était pas seulement un besoin d'air frais et de végétation ; c'était un besoin d'une expérience autre et plus ancienne du temps ; « le temps de la terre, où les gens travaillent à des tâches inchangées et où le rythme est donné par les saisons ». La conservation est aussi affaire d'histoire. Le père Scruton avait une conception dynamique de l'histoire selon laquelle cette dernière est un aspect du présent, une chose vivante. Le passé, pour lui, n'était donc pas un livre à consulter, mais dans lequel écrire. Nous apprenons de lui, croyait-il, mais « seulement en découvrant la façon d'accommoder à ses pages nos actions et notre vie ».
Les conservateurs savent la fragilité de la civilisation. Ils souhaitent sauvegarder son écorce fragile aussi longtemps que possible car ils savent qu'en-dessous d'elle, on ne trouve pas le royaume idyllique du bon sauvage de Rousseau, mais le monde violent du chasseur-cueilleur. Les jouisseurs des démocraties libérales oublient que ce sont l'orthodoxie, la conformité et la traque des dissidents qui définissent la position par défaut de l'humanité. Face au déclin civilisationnel, Scruton soutient, avec Lord Salisbury, premier ministre britannique de la fin du XIXème siècle, que « retarder, c'est encore vivre ». Avec le temps, et à force d'être ignorés par l'histoire récente, les conservateurs ont pris pour habitude de ne pas regarder de trop près les choses héritées, de se tenir à l'écart, dans l'espoir qu'elles puissent continuer sans eux, évitant de les examiner de trop près, de peur qu'elles se dissolvent. Cette approche timorée ne suffit plus. Ou plutôt, elle n'a jamais suffi.
Sir Roger Scruton, lui, ne subit pas. Cela ne semble pas être le genre de la famille. « Nous recouvrons la vérité en recouvrant le vide. Le vide que les conservateurs mélancoliques perçoivent en-dessous du monde qu'ils s'appliquent à préserver sera toujours là. Mais nous pouvons le recouvrir de nos propres inventions, non en le regardant, désespérés, jusqu'à nous évanouir et tomber, mais en nous détournant, et en consolidant les structures qu'il menace. » (…) « Nous devons résister à ceux qui voudraient entièrement tourner le dos à la perte, balayer les ombres, les recoins et les vieilles portes, et remplacer la ville par un grand écran de verre au-dessus de l'abîme, où notre regard sera englouti, encore davantage, pour toujours. » Cette vérité vaut la peine d'être répétée : si les patriotes d'Europe parviennent à s'unir, à commencer par les plus farouches républicains français avec les libéraux-conservateurs britanniques dans ce qu'ils ont pour nous de plus déconcertant, alors nous aurons une chance de survivre à la perte de ce qui a été, pour préserver ce qui est encore. Mais seulement si.
Pour le SOCLE
- L'opposition frontale et systématique au libéralisme n'est peut-être pas l'approche la plus constructive pour le conservateur, à moins que celui-ci rejette absolument TOUTES les évolutions sociétales des démocraties occidentales depuis ces deux derniers siècles.
- Les libéraux-conservateurs sont à distinguer de la « droite CSG », accordons-leur ça.
- le rôle de l'État doit donc être à la fois moins que ce que les socialistes requièrent, et plus que ce que les libéraux classiques acceptent.
- Le conservatisme ne s'oppose pas à l'esprit d'entreprise.
- Simplement, tout ce qui est sacré doit échapper à la logique marchande.
- La viabilité du système économique dépend de la santé morale d'une société.
- Les « choses bonnes » peuvent être aisément détruites.
- Le lien entre compatriotes doit être davantage qu'un contrat ; un sentiment.
- Parce qu'une société discrimine par essence, remettre en question nos valeurs ne peut qu'être contreproductif, sinon dangereux.
- L'homme dépend du royaume du sacré.
– point besoin de « croire » pour penser cela.
- Mais en l'absence de religion forte, le nationalisme, pas belliqueux en soi, fait (en partie) l'affaire.
- Il ne faut pas confondre recherche de la liberté et recherche de l'émancipation.
- La destruction de la campagne est la destruction d'un monument humain !
- Le conservatisme est une « culture de l'affirmation ».
- L'État-nation doit faire partie de ce que nous affirmons.
- Nous importent les fins, et non les moyens, de notre existence.