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La Pudeur, d'Antonio Corradini (1752)

   "La Nature aime à se cacher"

Héraclite d’Éphèse, VIe s. av. J.-C.

 

Une jeune femme voilée d'un drapé mouillé fort transparent lève un regard éthéré, comme étouffé de pureté, vers un ciel qui semble l'aspirer. La nudité de son délicieux corps nous apparaît derrière les délicats plis de ce tissu diaphane. Cette parfaite beauté, aux seins fermes et aux hanches rondes, déploie une guirlande de roses, symbole de la fugacité des beautés matérielles, qu'elle honore pourtant si bien. Une urne cinéraire est posée à ses pieds et une plaque de marbre brisée sous son bras droit. Sur cette dernière figure une inscription latine commençant par "Pacis Aeternae", soit "Paix éternelle". Elle se poursuit par un hommage à Cecilia1, la mère du commanditaire, morte alors qu'il n'avait pas un an.

 

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Une statue d'Isis voilée prenait place à côté, probablement retirée lors de la transformation de ce temple maçonnique en église. En tant qu'alchimiste franc-maçon, Raimondo di Sangro considérait cette déesse égyptienne comme la Mère alchimie, présidant au Grand Œuvre et à la transmutation des métaux et des âmes. Dans la mythologie égyptienne, Isis est la déesse de la magie, l'épouse et la sœur d'Osiris, qu'elle recompose après son démembrement par Seth. Avec lui, elle donne naissance au premier et meilleur des souverains : le dieu pharaon Horus, que certains franc-maçons considèrent comme le premier des leurs.

 

Dans son Traité sur Osiris et Isis, Plutarque rapporte une inscription gravée sur la statue d'Isis assise à Saïs :

 

"Je suis tout ce qui a été, qui est et qui sera, et mon voile, aucun mortel ne l'a encore soulevé."

 

Il ajoute que les Égyptiens sont les gardiens de secrets occultes réservés à une courte élite de prêtres et d'initiés, au premier rang desquels viennent les pharaons. Au Ve s., dans son Commentaire du Timée de Platon, le Grec Proclus nous donne un renseignement supplémentaire sur cette inscription, qu'il rapporte ainsi :

 

"Ce qui est, ce qui sera, ce qui a été, je le suis. Ma tunique, personne ne l'a soulevé. Le fruit que j'ai engendré, c'est le soleil."

 

Comme aucun voile n'apparaît dans l'iconographie égyptienne - les Égyptiens ne voilant pas encore leurs femmes - nous pensons qu'il s'agit de sa robe. Certaines petites statuettes de terre cuite de la période hellénistique nous montrent effectivement Isis soulevant sa robe pour dévoiler ses cuisses. Cela ne doit pas nous faire croire que la religion égyptienne considérait qu'Isis avait dévoilé ses secrets. Il ne s'agit que d'objets populaires où le dévergondage de la déesse semble lié au syncrétisme qui en était fait avec Ishtar, divinité proche-orientale véhiculée par les marins phéniciens. Toujours est-il que ces statuettes nous confirment que le "voile" ou la "tunique" mentionnée par cette inscription renvoyait à une robe, jamais soulevée, laissant la déesse vierge.  D'ailleurs, Plutarque compare Isis à Athéna.

 

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La nature se dévoilant à la Science (Louis-Ernest Barrias)

 

Dans les milieux occultes, Isis était assimilée à Artémis multimammia. Déjà au IVe s., les Saturnales de Macrobe2 décrivent Isis comme présentant une multitude de seins serrés les uns contre les autres, comme l'Artémis d'Ephèse. En 1681, le Néerlandais Gerhard Blasius publiait son Anatome animalium, illustré d'une Nature se dévoilant devant la Science. La Nature y est représentée par une Isis/Artémis multimammia dont la Sagesse lève le voile devant le lecteur. Cette image, dont Louis-Ernest Barrias tirera la plus belle œuvre, se retrouvera par la suite dans de nombreux ouvrages scientifiques.

 

La découverte du site d'Herculanum, au début du XVIIIe siècle, et l'organisation de fouilles par le roi des Deux-Siciles Charles de Bourbon entre 1738 et 1745, avaient mis au jour des fresques figurant des rituels isiaques, ayant pu les mettre à la mode dans les cercles érudits, et notamment auprès de la franc-maconnerie. En 1783, le grand maître George Smith voit dans Osiris et Isis une représentation de l'Etre suprême. Vers 1920, le sculpteur belge et franc-maçon Auguste Puttemans réalise une Isis déesse de la vie, assise et voilée.

 

Rien n'est certain, mais la grande vigne poussant autour du socle de la Pudeur, si elle évoque sans doute la naissance de Raimondo au moment du décès de sa mère, comme la vigne naissant du sang du Christ, peut également être rapprochée de l'arbre poussant sur la tête d'Isis, que l'on peut voir sur les manuels alchimiques de la fin du XVIe s., tels ceux de Reusner.

 

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L'Isis dont nous traitons est celle des cultes à mystères qui, selon Hérodote, furent ramenés d'Inde par Orphée, prêtre d'Apollon. Ils constituèrent des sectes hermétiques tout au long de l'Antiquité classique, mais connurent un succès particulier sous l'Empire romain, influençant les paganismes européens pour le plus grand malheur du Sénat, d'un conservatisme admirable. Mais les Européens savaient aussi conserver leur religion tout en la reliant à certains cultes étrangers. Ainsi, dans ses Métamorphoses, Apulée compare la Proserpine Stygienne des Siciliens, reine des Enfers, à la déesse Isis. Proserpine, la Perséphone des Grecs, était fille de Cérès et de Jupiter, et sera raptée en Sicile par Pluton, le dieu des Enfers. Au terme d'un arrangement, elle pourra passer la moitié de l'année auprès de sa mère, qui, de bonheur, fait alors renaître la Nature, ce qui correspond au printemps et à l'été, et l'autre moitié sous terre. Dans le même ouvrage, l'auteur nous apprend qu'Isis, même distinguée de Proserpine, approcha tout de même les limites de la mort et foula le seuil de la reine des Enfers. Ce caractère, lié au cycle de la mort et de la renaissance, sied particulièrement bien à cette sculpture, dédiée à une jeune et belle défunte portant guirlande de roses. Il s'accorde également au relief sculpté sur le socle et figurant un Noli me tangere. Le Christ, comme Isis qui ressuscita Osiris, est gardien de secrets sur l'immortalité. Comme Isis, il ne veut être touché, symbole de l'hermétisme de ses mystères.

 

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Sanctuaire d'Eleusis

 

Les francs-maçons choisirent, par mode orientaliste, de vénérer une déesse africaine, à l'instar d'une partie de la bourgeoisie romaine aisée de l'Antiquité, qui versait dans les cultes à mystères orientaux. Certes, les Anciens savaient comparer les divinités étrangères aux leurs, mais jamais ne les auraient confondues, jamais ne les auraient appelées de noms exotiques. Ainsi, en 333 av. J.-C., alors que les Grecs comparent déjà leur Déméter à Isis3, les immigrés égyptiens doivent bénéficier d'un décret de l'assemblée les autorisant à ériger un temple en l'honneur de leur déesse. Celui-ci est désigné sous le nom de "temple isiaque" et n'est fréquenté que par des Egyptiens. Aucun Grec ne croit y retrouver sa bonne déesse de la Fertilité. D'ailleurs, au IIe s. av. J.-C., l'Arétalogie de Maronée affirme le caractère fortement européen de Déméter, dont le sanctuaire était celui d'Eleusis à Athènes :

 

"[...] nous avons cœur d'aller voir, dans la Grèce Athènes, et dans Athènes Eleusis, en estimant que la cité est la parure de l'Europe, et que le sanctuaire est la parure de la cité."

 

Les Romains, plus gravement menacés par la diffusion de ce culte, car plus ouverts sur l'Orient, sauront toutefois  s'y opposer avec vigueur. Ainsi, les Sénateurs et les empereurs Auguste et Trajan l'interdiront et pratiqueront des persécutions. Néanmoins, il est indéniable qu'Isis exerçait un attrait certain sur une partie de la haute bourgeoisie, notamment celle de Pompéi, d'Herculanum et d'Ostie, suscitant des réactions hostiles, comme celle du brillant satiriste Lucien de Samosate. Aussi, la franc-maçonnerie aurait pu honorer Déméter, déesse dont le souvenir se perd dans la nuit des temps européens. On la trouve déjà là au VIIIe s. av. J.-C. dans les Hymnes homériques et Les Travaux et les Jours d'Hésiode. On la trouve déjà au sommet du panthéon des Grands Dieux du sanctuaire de Samothrace, à l'origine hors-d'âge. On la trouve même déjà sous le nom de Diwia sur les tablettes de linéaire B retrouvées à Thèbes et à Cnossos et qui datent d'entre le XVe et le XIIIe s. av. J.-C. A cette époque, le sanctuaire d'Eleusis existait déjà. Est-elle déjà cette déesse serpent retrouvée à Cnossos et datant des environs de l'an 1600 av. J.-C., ayant les seins nus et tenant deux serpents dans ses mains, attributs de la Déméter classique ? Que les Minoens de l'âge classique plaçaient Déméter, qu'ils appelaient aussi Grande Mère, au sommet des divinités, fait qu’il y a tout lieu de le croire. Est-elle même déjà cette plantureuse femme que l'on retrouve modelée dans l'argile en Grèce et dans les Balkans dès le début du Néolithique, puis dans toute l'Europe ? Quoi qu'il en soit, la décadence romaine verra le succès grandissant du culte isiaque, et seul le triomphe définitif du christianisme parviendra à y mettre fin, au cours du VIe s.

 

L'extrême transparence du drapé de cette Pudeur suggère que, dans ce temple maçonnique où peu pouvaient entrer, les mystères isiaques étaient accessibles au visiteur, forcément initié, sans pour autant être encore dévoilés. Comme le Christ, Isis promet le retour de l'âge d'Or lors de sa revenue sur Terre. D'ailleurs, reprenant le panthéisme de Spinoza, les franc-maçons comprendront l'Etre suprême comme un mélange entre Yahvé et Isis, image de la Nature et de Son Créateur, qui ne sont qu'une seule et même personne. La fontaine de la Régénération, que les républicains érigèrent sur les ruines de la Bastille pour la Fête de l'Unité et de l'indivisibilité du 10 août 1793, était une Nature figurée sous les traits d'Isis, pressant ses seins pour en faire jaillir l'eau pure.

 

Gaspard Valènt, pour le SOCLE

 

 

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Antonio Corradini est un Vénitien à la carrière internationale. Après avoir enchanté les cours de Vienne et de Dresde, il finira ses jours dans le royaume de Naples, auprès du prince de San Severo Raimondo di Sangro, franc-maçon comme lui. Corradini déploie ici tout son talent et parvient à surpasser les génies qui se sont essayés à la technique du drapé mouillé, du sculpteur de la statue d'Arsinoe II à ceux du Cratère Borghèse et de la Nymphe à la coquille, en passant par les copieurs de la Vénus Génitrix de Callimaque, dont nous ne pouvons hélas juger l'original, perdu. Seul, peut-être, celui de la Victoire de Samothrace parvient à l'égaler. Quand, au siècle suivant, si les sculpteurs Raffaelle Monti, Gianmaria Benzoni et Ives Chauncey s'inspireront de Corradini, ils ne parviendront jamais à atteindre son niveau. Il s'agit de la dernière œuvre de l'artiste, terminée l'année de sa mort.

 

Raimondo di Sangro était un grand militaire, érudit et inventeur. Son intérêt pour les sciences occultes lui vaudra une très mauvaise réputation auprès des Napolitains, qui fuiront les alentours de son palais comme la peste. Il avait transformé la chapelle familiale de ce dernier en temple maçonnique, qu'il avait fait décorer et orner de nombreuses sculptures, toutes chefs-d’œuvre. On y trouve notamment le Christ voilé de Giuseppe Sanmartino et La Désillusion de Francesco Queirolo. La crypte servait de laboratoire alchimique et contenait des automates réalisés à partir d'écorchés et d'autres machines "infernales". Il est notamment l'inventeur d'un char mécanique capable de se mouvoir tant sur terre que sur mer, de feux d'artifices multicolores, d'un système de lecture du qipu inca, d'une flamme perpétuelle et d'armes à feu novatrices.

 

1 Cecilia Gaetani dell'Aquila d'Aragon, descendante directe du roi de Naples Alphonse V d'Aragon, lui-même descendant de manière directe, patrilinéaire et par les aînés du roi des Lombards du Xe s. Aubert Ier d'Italie.

2 Les Saturnales de Macrobe sont un ouvrage majeur de la renaissance païenne du IVe s. Elles appartiennent au genre - disparu - du symposion, ou banquet. Ce dernier, dont les plus anciens exemples conservés sont les ouvrages de Xénophon et de Platon, tous deux intitulés Le Banquet, consiste en une discussion entre hommes libres sur des sujets aussi divers que la philosophie, la science, l'amour, la gastronomie, l'art, la politique, le vin, etc. Le tout avec autant de camaraderie que d'esprit et autant de vin que d'intelligence. Un excellent exemple de ce genre est Le Banquet ou les Lapithes de Lucien de Samosate. Les symposia, ou banquets, ayant permis la rédaction de l'ouvrage de Macrobe se déroulèrent en l'honneur des Saturnales, comme son titre nous l'indique.

3 Hérodote, Histoires, II, 59.

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