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Le Roi boit ! (version viennoise), de Jacob Jordaens (1640-1645)

La fête des Rois est une antique réjouissance européenne dont le déroulement n'a pas changé depuis son origine latine. Lors du solstice d'hiver, les Saturnales célébraient les temps heureux et insouciants où le dieu Saturne gouvernait le Latium. Pastoralisme, abondance, absence de villes et pacifisme, mythe de l'âge d'or que l'Histoire peut comprendre comme le souvenir des temps néolithiques. Les anciens Romains réunissaient toute leur famille pour faire bombance d'alcool et de plats en chantant des chants paillards. Ils cachaient une fève dans une galette qu'ils partageaient ensemble, esclaves compris, pour sacrer "prince des Saturnales" celui qui la recevait. Tacite nous rapporte même qu'un roi de Rome était tiré au sort parmi les esclaves pour la durée des festivités. Cette tradition s'est retrouvée intacte après la conversion des Européens au christianisme, grâce à sa possibilité de renvoi à la visite des rois mages à l'Enfant Jésus, le 6 janvier. C'est l’Épiphanie (terme d'origine grecque et qui désignait alors l'apparition, la manifestation des Dieux aux hommes). Les familles et cours européennes maintinrent donc cette tradition jusqu'à nos jours. Le roi ou la reine désignés par le hasard devaient alors vider leur verre sous les acclamations de la tablée : "le Roi, ou la Reine, boit !" Les cours aristocratiques choisissant souvent le plus pauvre enfant des rues qu'ils trouvassent pour le rendre roi d'un soir et riche pour toujours. On a dit que cette inversion burlesque de la hiérarchie servait, à l'instar du carnaval, de soupape de sécurité pour le pouvoir. Pourquoi pas ?

 

Dans un intérieur désordonné, une joyeuse famille d'une vingtaine de personnes festoie autour d'une table couverte de mets et d'alcools. Ils acclament le vieil homme couronné qui a reçu la fève et vide son verre. A peu près un personnage sur deux nous regarde directement, comme pour nous prendre à témoin de sa licence, ou comme si nous en faisions partie. D'ailleurs, ne serions-nous pas cet homme rouge de plaisir qui prend dans ses bras cette femme à la belle nuque, et qui nous regarde dans le miroir tout à gauche ? Dans ce cas, celle-ci aurait de quoi être bien jalouse, car trois autres jeunes dames nous jettent des regards bien coquins : la forte rousse assise à gauche, la petite blonde tripotée par l'homme au chapeau noir et, tout à droite, la brune débraillée et enlacée par l'homme au chapeau rouge. Les visages sont rougis par l'alcool et le vice et les traits déformés par la grimace et la fatigue. L'un se sert à boire, l'autre vomit, l'un hurle, l'autre s'apprête à engloutir tout un foie gras, l'un tripote une femme, l'autre fume la pipe... Tous s'amusent, comme le rappelle l'inscription qui les domine dans un cartel maniériste surmonté d'une trogne de satyre : "Nil similius insano quam ebrius", soit "rien comme fou et ivre." Pourtant, dans cette joyeuse orgie flamande, trois individus adoptent une attitude plus pondérée : le chat, la jeune fille blonde qui boit calmement, tandis que le chien tente d'en profiter, et la dame assise face à nous, au regard perdu dans le vide. Chaque personnage possède une étiquette agrafée sur son vêtement, en fonction du rôle social que le hasard a fait d'eux le temps d'une fête. La sienne, et sa couronne, indiquent qu'elle est la reine. Si elle ne semble pas dérangée par la bruyante compagnie, cette femme aux yeux vairons semble partagée entre léger amusement et mélancolie. Assez belle, elle mange tranquillement sa tranche de saumon sans réellement participer à la débauche qui l'entoure. Si, chez les Latins, les yeux vairons sont le signe des mauvaises sorcières, il ne semble pas qu'il faille ici s'en souvenir.

Cette orgie est traitée avec beaucoup de raffinement, seules les trois couleurs primaires sont employées, afin de ne pas disperser les sens du spectateur déjà excités par le sujet. Jacob Jordaens, baptisé et décédé à Anvers en 1593 et 1678, est un artiste poussant les truculentes scènes de genre, caractéristiques de la peinture flamande au moins depuis Jan Aertsen et Bruegel l'Ancien, jusqu'à un paroxysme qui ne sera jamais plus atteint, même par Jan Steen. Son réalisme précis est poussé jusqu'à la caricature, il sera nommé maître de la guilde de Saint-Luc d'Anvers et aura Rubens pour élève.

 

Gaspard Valènt

Commentaires

  • merci ; quel plaisir de vous lire!

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