Vers un Ordre social chrétien est l’œuvre majeure et définitive de René de La Tour du Pin. Publié en 1907, elle est constituée d'articles rédigés entre 1882 et 1907 et ordonnés afin de dégager la cohérence de la pensée de son auteur. Il représente ni plus ni moins que l’entièreté du programme corporatiste moderne.
Il est ainsi pour le camp nationaliste une source incontournable d’idées et de réflexions, dans son refus à la fois de la dictature de haine à l’égard de la Tradition et de celle du marché, et par sa volonté de trouver une troisième voie économique et sociale en adéquation avec les valeurs traditionalistes et nationalistes.
Vaslav Godziemba, pour le SOCLE
La critique positive de Vers un Ordre Social Chrétien (Partie I) au format .pdf
« La liberté de l'industrie, telle que l'entend notre législation libérale, c'est la liberté des voleurs et l'emprisonnement des honnêtes gens »
René de La Tour du Pin
I. François René de La Tour du Pin, indispensable inspirateur
François René de La Tour du Pin, marquis de La Charce, est un officier et homme politique français, né le 1er avril 1834 à Arrancy dans l’Aisne et décédé le 4 décembre 1924 à Lausanne, en Suisse. Il est considéré, avec Albert de Mun et Léon Harmel, comme l’inventeur du catholicisme social, et le théoricien du mouvement. Légitimiste de cœur, il a été marqué par la lettre adressée en 1865 aux ouvriers par le comte de Chambord, qui traçait un programme d'action sociale. Comme Albert de Mun, la défaite de 1871 et la Commune l'ont profondément et durablement atteint : il participe à la constitution des Cercles catholiques d'ouvriers. Attaché militaire à Vienne de 1877 à 1880, il découvre en Autriche l'école catholique sociale et se lie avec le prince de Liechtenstein. De retour en France, il dirige la section des études de l'Œuvre des cercles et publie dans L'Association catholique des articles qu'il réunit ensuite sous le titre Vers un ordre social chrétien : jalons de route, et qui constituent encore aujourd’hui, par sa profondeur et sa densité, la tentative la plus systématique pour édifier une doctrine sociale catholique.
Sa pensée prend à la fois le contre-pied de l'individualisme libéral et du socialisme économique ; elle est foncièrement contre-révolutionnaire et entend restaurer une société hiérarchique, fondée sur un certain nombre de communautés naturelles : la famille, préservée de la dislocation par l'indissolubilité du mariage ; l'atelier, au sein duquel un contrat de travail garantit stabilité de l'emploi et sécurité des travailleurs ; la corporation, véritable cellule organique de la société, dispose d'un patrimoine, a compétence pour toutes les questions économiques et sociales, participe à l'exercice du pouvoir politique. Au sommet de cette structure, le monarque exerce un pouvoir arbitral. Cette pensée se montre ainsi hostile en tout à la domination de la bourgeoisie, à l'économie industrielle, à l'individualisme, mais aussi à la domination du prolétariat, à l’économie planifiée et l’égalitarisme collectiviste.
La Tour du Pin poursuit par ailleurs des études précises de caractère technique sur les prix, la rétribution du capital, les fermages, le salaire familial. La nature réactionnaire de ces vues l’isolera peu à peu. En 1890, il se sépare de l'Œuvre des cercles, mais poursuit cependant sa collaboration à L'Association catholique. L'évolution du catholicisme, avec l'essor d'une nouvelle branche du catholicisme social plus favorable à la démocratie nuisent à son influence. Jusqu’à sa mort, il continuera néanmoins d'inspirer un certain nombre de réformateurs sociaux, de la Curie Romaine avec l’encyclique Rerum novarum de Léon XIII à l’Action Française. Maurras déclarera à cet égard : « Ce n’est pas La Tour du Pin qui est à l’Action française, c’est l’Action française qui est à La Tour du Pin. »
II. Critique Positive de Vers un ordre social chrétien de René La Tour du Pin
Le régime corporatif et le contrat de travail
La première note de l’auteur a trait au contrat de travail. Nous parlons ici d’un temps où la misère sociale étaient – l’on doit ici le rappeler – totale. Les structures laborieuses traditionnelles brisées lors de la Révolution, le travailleur était soumis seulement et directement par et à deux grandes forces aliénantes : l’une, économique et sociale, le « parti libéral », ou libéralisme, héritière de l’individualisme créé par la Révolution ; l’autre, morale et juridique, la Nation, dans sa conception héritée elle-aussi de la Révolution, ayant aboli tout corps juridique et professionnel intermédiaire entre elle et le peuple. La question du contrat de travail, qui intéresse le catholicisme social et La Tour du Pin est de savoir que doit procurer celui-ci « en bonne justice » aux parties contractantes, i.e. l’entrepreneur, l’ouvrier et par suite « la société » toute entière ? La nature du contrat devra être, pour rester juste et équitable, celle d’un échange de services équivalents. Il va sans dire qu’entrepreneur et ouvrier ne sont pas quittes « en bonne justice » après avoir uniquement échangé le prix convenu contre le travail convenu. Ils doivent tous deux s’être échangé, conformément à l’évangile, de quoi mener une vie honnête selon son état (possession d’un foyer, moyens d’y élever sa famille selon sa condition, possibilité d’épargner de quoi soutenir ses vieux jours lorsqu’il ne pourra plus gagner). Pour l’auteur, en l’état de « l’anarchie actuelle du travail » comme conséquence directe des doctrines révolutionnaires, ces conditions ne peuvent être réunies. Et les prohibitions diverses, de l’ordre de la « stricte justice » que l’Etat peut être amenées à appliquer au nom de la morale (limitation du travail des femmes et des jeunes enfants hors du foyer, des heures de travail hebdomadaires, etc.), si elles semblent nécessaires à la sauvegarde des foyers, deviennent anecdotiques et tout au mieux temporairement palliatives en regard de la puissance des logiques du monde du travail. C’est en ce sens que la restauration du régime corporatif s’impose donc selon La Tour du Pin, « avec toutes les réformes politiques et financières qu’elle suppose ».
Figure 1 : « La restauration du régime corporatif s’impose avec toutes les réformes politiques et financières qu’elle suppose »
La prise du palais des Tuileries, Jacques Duplessis-Bertaux (1793)
Qu’est-ce que le régime corporatif pour la Tour du Pin ? Il est présenté comme « l’organisation du travail la plus conforme aux principes de l’ordre social chrétien et la plus favorable au règne de la paix et de la prospérité général ». Si l’on reprend la définition de l’Ancien Régime, les corporations sont des communautés de métiers des différents ordres professionnels. Leur existence est attestée en France depuis le XIIe siècle. Les corporations étaient caractérisées par une réglementation sociale et technique et d'un pouvoir disciplinaire propres, dont faisaient légalement partie toutes les personnes exerçant publiquement certaines activités professionnelles dans une circonscription territoriale définie (en général au niveau de la ville ou du village, correspondant à l’étendu normale des tissus socio-économiques jusqu’aux révolutions techniques et industrielles du XIXe). Son principe est triple : il consiste dans la reconnaissance d’un droit propre à l’individu, à l’Association et à l’Etat. Pour l’individu, son droit l’attache de façon charnelle et organique avec son environnement de travail. Il donne valeur légale à l’encrage millénaire des corps de métier dans leurs environnements respectifs. La formule « la terre au paysan, l’outil à l’ouvrier » l’exprime pleinement. Ce droit était aussi, comme évoqué au début, celui de mené une vie honnête selon son état. Pour la corporation et l’Etat, leurs droits respectifs sont liés mutuellement, par un contrat moral comportant « des attributions et des obligations réciproques ». La corporation est tel un Etat dans l’Etat, avec ses propres juridictions, règles de gestions économique et sociale. Le pouvoir public ne lui dicte pas ses règles, « il les homologue pour les maintenir dans la sphère d’une utilité propre qui ne soit pas au détriment de l’utilité publique », « en même temps qu’il en protège l’application » contre les vicissitudes matérielles et « les dangers » extérieurs à la Nation.
La question agraire ou la crise agricole : un exemple éclairant
La Tour du Pin se penche sur la crise agricole de laquelle souffraient les Etats occidentaux en son temps. Cette crise est due – déjà à l’époque ! – à « l’arrivage considérable des produits d’outre-mer » sur les marchés alimentaires d’Europe, sans qu’aucun « échange suffisant » sur d’autre branche de la production ne puisse équilibrer la concurrence. Alors que la plupart des classes dirigeantes européennes ne semblaient considérer la mesure du problème, une seule décida d’organiser un grand congrès européen afin de répondre à ce défi : celle de la Hongrie. Et c’est ainsi dans la ville de Pest, au cœur de la Hongrie historique, que fut débattu de la question. La Tour du Pin examina à cette occasion les différents points de vue des participants, et en profite pour exposer son analyse sur la question agraire.
La surproduction de ce que nous nommerions aujourd’hui le « Sud », par opposition aux pays développés, apparaissant un phénomène inéluctable, les participants au congrès de Pest en ont rapidement tiré une idée mère : affranchir les classes laborieuses agricoles des tributs qu’elles payent à la nouvelle classe aliénante, celle des spéculateurs. Les propositions pour remédier à la crise feraient à cet égard passer les partis populistes européens du XXIe siècle pour des 68ards libertaires : utilité d’une entente internationale entre les nations européennes afin de préserver leurs marchés alimentaires respectifs, nécessité de l’organisation d’un crédit agricole, d’une hausse et d’une fermeté des droits de douane à l’importation, besoin d’une organisations économiques et sociales au sein des populations agricoles afin de protéger les structures traditionnelles agraires millénaires. Réflexion intéressante pour notre époque, La Tour du Pin observe que le problème est bien moins technique que social. L’Europe a déjà une longueur d’avance considérable sur le reste du monde dans le domaine de la technique (procédés agricoles permettant un meilleur rendement à faibles coûts humains et matériels) et a du mal à enrayer la prolétarisation des masses. Il est donc peu vraisemblable que faire des produits alimentaires d’encore plus haute valeur ajoutée puisse permettre une quelconque survie globale de l’ensemble du corps social agricole des pays européens. Pour la Tour du Pin : « La cause et le remède adéquat à la cause sont dans le régime économique de la société moderne » (i.e. le libéralisme issu des lumières) et non dans les capacités techniques de cette même société.
La Tour du Pin fait donc ici une différence présentée nécessaire entre le commerce d’un côté et la spéculation de l’autre. Commercer c’est échanger des réalités (marchandises, valeurs, etc.), par négoce ou par trafic, afin d’en tirer un bénéfice. Le commerce, inhérent à l’activité économique des sociétés complexes, n’a rien en soi de malhonnête, tant que l’échange est opéré à « valeur réellement égale ». C’est ce que la Moyen-Âge scholastique et Thomas d’Aquin appelait le juste prix. La spéculation en revanche, dans le domaine qui nous intéresse, à savoir celui des matières premières agricoles, consiste à livrer par contrat d’échange une valeur que l’on pense devoir être moindre à l’échéance de la livraison que celle qui fait l’objet du troc pour en tirer une plus-value (cas de la spéculation dite à la hausse). Elle apparait doublement scélérate et immorale au regard des principes chrétiens : d’une part elle ne consiste qu’en un enrichissement via la fluctuation des prix des denrées, et n’est donc en aucun cas créatrice de richesse ; et d’autre part elle est un piège tendu à l’ignorance et au besoin du client qui ne peut réclamer le juste prix. C’est précisément la place toujours grandissante donnée aux spéculateurs dans le domaine des matières premières alimentaires qui cause la situation contemporaine à l’auteur : quoique l’importation des denrées ne représente qu’une faible part de la consommation et que l’Europe pourrait très bien vivre en autarcie alimentaire totale, cette-dernière se trouve tenue en échec, sur ses propres marchés où l’on traite « d’elle, chez elle et sans elle ». L’unité économique qu’il convient dès lors de protéger au risque de la voir mourir est le marché local. La mondialisation des échanges ne changent rien à l’attachement de tout groupe de population, de temps immémoriaux, à un territoire donné qu’il considère sien. Contre l’interdiction des associations et la suppression des corporations conséquentes à la Révolution, la première protection légale des unités économiques locales sera l’instauration de taxes sur les transports et sur les marchés des zones économiques concurrentes.
L’organisation des unités de productions (unités de productions agricoles dans l’exemple, mais que l’on retrouve dans les autres secteurs sous des formes différentes), petites ou grandes, fermes ou métairies, est régie traditionnellement par des droits que l’on peut classer en trois catégories : les droits de la propriété, de la pauvreté et de la société. A l’intérieur des droits de la propriété se retrouvent un droit sacré duquel découlent tous les autres comme moyen de défense de ce même droit fondamental : il s’agit du droit de subsister. Au lendemain de la Révolution a été promulguée par le Premier Consul une législation brisant la condition juridique traditionnelle de la propriété foncière. Ainsi l’ordre libéral légitime la propriété des terres à l’aune de la jouissance individuelle de celle-ci et de la capacité d’en maximiser les rentes. Le lien sacré entre le paysan et sa terre s’en retrouve brisé laissant place au lien diffus entre l’exploitant agricole et un lopin rationnalisé. Que ce fut sciemment ou non, le législateur a fermé les yeux sur le fait que l’ancienne conception de la propriété impliquait une fonction sociale. Le nouveau régime, au sein duquel les terres changeant de mains trop fréquemment, jetait le désordre dans la société, et rendait légitime l’expropriation des agriculteurs dont l’exploitation n’était pas assez rentable. De ce droit fondamental découlait naturellement les deux autres. Le droit de pauvreté revient à reconnaitre que ce n’est pas la maximisation des rendements des sols qui fait la propriété. Il est l’application à l’échelle de la société et dans le domaine agricole de la charité chrétienne : donner à chacun de quoi subvenir à ses besoins en vertu de sa dignité.
Figure 2 : « Le droit de pauvreté revient à reconnaitre que ce n’est pas la maximisation des rendements des sols qui fait la propriété »
Des Glaneuses, Jean-François Millet (1857)
L’homme qui n’a qu’un hectare et qu’une chèvre doit pouvoir garder son hectare et sa chèvre, indépendamment du marché, si tel était initialement son patrimoine. Enfin le droit de la société par l’intermédiaire du législateur se porte tant sur les vicissitudes de l’agriculteur, par les lois successorales typiquement, que sur ses fruits, par l’impôt typiquement, s’arrête là où les droits de propriété et de pauvreté commencent. C’est à cette structure juridique que les Etats devraient revenir selon La Tour du Pin afin de lutter contre la paupérisation de l’agriculture française et européenne.
Par l’exemple du domaine agricole, il est possible d’envisager les solutions à apporter à la crise sociale et économique générale que connait l’Europe, tout secteur d’activité confondu. Pour la préservation du marché local, il convient d’élever des barrières contre le jeu de la spéculation et de l’ordre libéral. Il faut donc, selon La Tour du Pin : « replacer la fixité de la propriété en reconstituant les domaines patrimoniaux ». Il sera du rôle du législateur de faire renaître, en le plaçant explicitement au cœur de la loi, le droit coutumier issu de l’Ancien Régime. En parallèle, il faudra préparer les classes laborieuses égarées à ce retour : ce sera là le cas des diverses sociétés corporatives actuellement en gestation. Dans le cas du monde agricole, ce serait naturellement la mission des comices agricoles, des syndicats de cultivateurs, des sociétés générales, des instituts scientifiques d’agronomie. Cela permettrait de resserrer le lien social entre le maitre et l’ouvrier, et de leur montrer en quoi ce modèle serait rémunérateur pour tous ceux qui y prennent part. Enfin il conviendra de faire revivre les mœurs quant aux rapports personnels hiérarchiques qui précédaient à celles de l’ordre libéral, à savoir celles du maître et du serviteur. Contrairement à ce que prétend la propagande révolutionnaire, les rapports entre maîtres et serviteurs, même à conditions très inégales, étaient naturellement bons et faciles, « pourvu que l’exemple vienne d’en haut, et qu’on se montre plus animé du souci de ses devoirs que de celui de ses droits ». L’exemple du monde agricole reste à cet égard éclatant, par la constance absolue des rapports entre maitres et serviteurs en ce domaine. Laissons La Tour du Pin conclure : « Le luxe des mœurs, l’amour des plaisirs, le mépris des traditions, l’ignorance de toute chose, sauf de la nouvelle apportée par le journal, ne sont pas au village des fruits du labeur agricole, mais le produit du désœuvrement étalé par les riches et de la cupidité pratiquée par ceux qui veulent le devenir à leur tour. Vivre sans travailler est l’idéal qu’il ne faut jamais présenter au paysan, à cet homme réconcilié en quelque sorte par la nature elle-même avec la loi de la création – vivre en travaillant. »
Le Capitalisme, régime de l’Usure
A la suite de son ami et fondateur avec lui du catholicisme social Albert de Mun, La Tour du Pin va se consacrer longuement à l’analyse du régime capitaliste. Il attache en particulier une importance considérable au mécanisme économique de l’Usure, celui-ci étant selon l’auteur celui sur lequel repose toute l’architecture du système capitaliste postrévolutionnaire. Il découpe formellement son propos en deux : d’abord une analyse de l’effet du système usuraire, et une deuxième sur les remèdes contre l’usure et sur le régime économique nouveau duquel celle-ci serait bannie.
Il faut s’entendre sur ce qu’on nomme « usure ». L’époque de la Tour du Pin et la nôtre en ont la même définition commune : il désigne l’intérêt d’un prêt jugé comme abusif. Les anciens quant à eux, et en particulier les scholastiques qui ont profondément discouru sur la question, baptisaient du nom d’« usure » tout prêt à intérêt, que celui-ci fut jugé excessif ou non. La sémantique est ici éclairante : là où l’époque économique contemporaine (à partir de la fin du XVIIIe siècle) préfère parler plus techniquement de « prêt à intérêt », les anciens savaient recouvrir le terme d’une couleur morale. L’usure a toujours été condamnée par les législations anciennes, de l’Antiquité à la fin du Moyen-Âge en Europe : de la critique de la chrématistique d’Aristote jusqu’à sa condamnation médiévale par Saint Thomas d’Aquin, les instances intellectuelles, morales et politiques européennes ont toujours été très réticentes à son endroit. La première critique a toujours été la suivante, tant chez les païens que dans le monde chrétien : « Exiger un paiement pour le prêt d’une chose qui ne se consume pas est contraire à la charité, et l'argent est un bien qui ne se consume pas ». Le prêt à intérêt revient en effet concrètement à exiger une somme d’argent pour quelque chose qui n’existe pas. La Tour du Pin répond à l’argument des moralistes qui justifiaient l’usure en la présentant comme une indemnité correspondant à un dédommagement, soit pour la perte de liquidité temporaire du prêteur, soit pour la prise du risque de la non-réintégration de l’objet du prêt. Ces arguments, jugés faibles, sont rapidement démontés : la richesse même du prêteur repose sur le fait de ne prêter qu’à la condition et dans les conditions où ses liquidités propres ne mettent pas en péril son opulence et sa consommation.
Mais ce n’est pas là que l’usure est devenue le cœur du système libéral, employée en réalité à des fins biens plus subtils. L’usure n’est justifiée pour une seule véritable raison par les moralistes libéraux, qui pour La Tour du Pin représente la clef de voûte du système : elle serait un moyen de faire grossir l’épargne des clients, en le plaçant auprès des banques qui pratiquent le prêt auprès des créateurs de richesses (désigné de façon générique sous le nom d’entreprise). Le monde serait donc agréablement séparée entre deux classes : celles des travailleurs et celles des rentiers, les uns enrichissant les autres. On disait déjà à l’époque que « l’argent travaille ». Or il faut comprendre en quoi le mécanisme est trompeur : si un fabricant souscrit à un prêt de 1000 euros à un taux d’intérêt de 5% (« au denier 20 » comme on disait au XIXe), il aura pu utiliser net à la fin de l’exercice fiscal pour sa production : 1000 - 50 = 950 euros. Il y a donc précisément 1/20e de production qui s’est évaporée en remboursement de l’usure. Cumulée d’année en année, le mécanisme usuraire épuise les producteurs, qui n’ont in fine d’autres choix que de diminuer les frais de production, entre autres le salaire de la main-d’œuvre, lui demandant « un maximum de travail en échange d’un minimum de rémunération ». Un fossé se creuse alors entre deux classes : l’une, « de plus en plus opulente », vivant aux dépens de l’autre, « de plus en plus misérable ».
Il semble donc que le mécanisme de l’Usure, après avoir « diminué les forces de la production des richesses, jette donc une grave perturbation dans les lois naturelles de leur distribution, et porte ainsi à la paix sociale un préjudice plus grave encore qu’à la prospérité nationale ».
Que préconise alors La Tour du Pin contre cette aliénation ? Il est intéressant de noter que la lecture des solutions à apporter prouve à qui se penche sur la question de la dette des Etats capitalistes d’aujourd’hui combien le système n’a fait que se raffiner au fil des décennies, sans changer son fondement. L’auteur rappelle ici la loi fondamentale de l’économie : la consommation doit être au maximum égale à la production d’une entité économique donnée durant un exercice comptable (Le SOCLE avait déjà évoqué celle-ci lors de la critique positive de l’essai Revenir à la Nation d’Harouel). Il en va à cet égard des individus comme des Etats. L’Usure et la spéculation usuraire pratiquées par les courtiers et autres intermédiaires financiers devront être définitivement interdites et réprimandées. En termes économiques modernes, il s’agirait de reconnecter les échanges financiers de l’économie réelle, à savoir la création de véritable richesse.
Naturellement, c’est le régime corporatiste nouveau qui concrétiserait la fin du règne de l’Usure. Pour La Tour du Pin, c’est la corporation, comme « organe social concret », regroupant en son sein les patrons (i.e. les actionnaires), les directeurs (i.e. les gestionnaires) et les ouvriers (i.e. la grande majorité du peuple), et non pas la société, qui sera en possession des « instruments de travail » (i.e. des « moyens de production » dans le vocabulaire marxiste). Les frais généraux de la corporation seront ramenés au frais de logistique, et le capital d’exploitation serait fourni par la clientèle elle-même, à titre gratuit, et non plus par l’intermédiaire usurier. Pour la mise en place du système, il en appelle à la conscience du peuple, tant composé des ouvriers que des patrons. Il les exhorte de comprendre leur part de responsabilité : l’usurier ne force jamais complètement la main au débiteur. Il est toujours sollicité par celui-ci. Les classes de travailleurs devront donc lutter inlassablement, non pas contre les entrepreneurs (comme le suggère faussement les socialistes, qui divisent les classes laborieuses), mais avant tout contre les usuriers, et leur propre inclination mauvaise à faire confiance à ceux-ci.
Figure 3 : « Les classes de travailleurs devront donc lutter inlassablement, non pas contre les entrepreneurs, mais (…) contre les usuriers, et leur (…) inclination à faire confiance à ceux-ci »
Les Usuriers, Quentin Metsys (1520)
La Tour du Pin, en contre-révolutionnaire orthodoxe, s’élève ainsi tout à la fois contre le modèle capitaliste et son antidote auto-proclamée le socialisme. L’Europe pouvait alors s’engouffrer très probablement dans l’une comme dans l’autre. Aucun des deux ne réjouisse bien sûr l’auteur : « Si c’est l’international capitaliste qui l’emporte, dont la spéculation est l’âme aussi bien que le ressort, on verra le monde revenir aux (…) siècles de l’Usure ; l’esclavage aura pris la forme du prolétariat, la ploutocratie tiendra la place de l’aristocratie, et tout idéal aura disparu avec le culte de la patrie et du foyer. Ces deux amour, innées au cœur de l’homme, seront remplacées par celui de l’or.
Si c’est l’international rouge qui réussit à produire une révolution sociale, ce sera (…) vers la barbarie que rétrogradera la société, car toutes les conceptions sociales soi-disant scientifiques, c’est-à-dire purement matérialistes, de l’école qui s’intitule démocratique socialiste et révolutionnaire, sont d’une rudesse et d’une grossièreté sans nom. Le culte du ventre n’est pas plus digne de l’humanité que celui de l’or ». Il parait difficile pour les esprits éclairés, avec le recul du XXe, de ne pas contresigner la critique, ou a minima la lucidité de l’auteur des méfaits potentiels des systèmes considérés.
De l’esprit chrétien des lois
Un sujet central dans la refonte d’un nouveau régime apparait la législation. Pour La Tour du Pin la problématique est moins de savoir si une législation chrétienne du travail est possible ou souhaitable que d’énoncer et de mettre en lumière clairement son esprit et son contenu. En effet les pays de l’Europe chrétienne ont créé et mis en application tout au long de leur histoire, particulièrement au Moyen-Âge, de vastes et solides législations directement inspirées des principes centraux de la foi. Une législation sociale chrétienne digne de ce nom doit être déduite du principe de la foi chrétienne. Son architecture est soutenue par trois idées fondamentales : l’idée de charité, de solidarité et de liberté.
Pour La Tour du Pin, il faut revenir comme à l’accoutumée à ce que l’ordre ancien donnait de meilleur. Les codifications de la charité chrétienne réalisées sous le règne des plus grands monarques le renforcent dans cette conviction. Les exemples sont légions : les Capitulaires de Charlemagne, les « établissements » de Saint-Louis et d’Henri II. L’esprit de ces codifications, jamais coercitives – la charité perd sa substance en devenant obligatoire, réduite à un simple impôt – rappelait à tous ce qu’il pouvait donner à son prochain de meilleur. La Révolution, après avoir brisé l’antique organisation de l’aumône, ne la remplaça jamais réellement.
De même l’ancien ordre tenait au plus haut degré l’idée de solidarité. Elle s’épanouissait à son apogée au sein même de la corporation. La Tour du Pin en rappelle ici les devises allemandes et françaises : « Tous pour un, un pour tous » en Allemagne et « Vincit Concordia Fratum », soit « Un lien fraternel nous unit » en France. En effet contrairement à l’idée maintenant véhiculée dans tous les manuels, l’Ancien Régime, et plus encore le Moyen-Âge, ne présentaient pas une organisation de classes, mais une organisation de fonctions exercées solidairement par des familles de différentes classes. La nuance est fondamentale : ni le « Chevalier », ni le « Bourgeois » ne s’isolaient alors pour former « corps à part ». Ainsi la grille de lecture marxiste, en opposant les oppresseurs et les opprimés dans la lutte des classes, met des œillères à qui veut voir le fait social réel. Ne serait-ce que par le fait que l’ouvrier et le patron ont l’intérêt commun de la prospérité de l’industrie ! Les socialistes, ne voulant pas voir que le ploutocrate est le seul ennemi de la classe laborieuse, commettrait l’irréparable en brisant encore plus le lien de fraternité inter-fonctions que la Révolution avait déjà grandement entamé.
Néanmoins si ce retour d’un esprit chrétien des lois est souhaitable et possible théoriquement d’après ce que le passé enseigne, l’époque de La Tour du Pin peut-elle la voir advenir ? La chance de notre recul prouve que s’il ne s’est pas matérialisé explicitement en des Capitulaires modernes, cet esprit en revanche a pu imprégner diverses réformes sociales des Etats européens, et ce dès 1930. Le programme du Conseil National de la Résistance pourrait en être un exemple remarquable. La nationalisation des entreprises d’intérêts fondamentaux (électricité et gaz), mais aussi des grandes compagnies d’assurance, la création du comité d’entreprise moderne, la généralisation de la Sécurité Sociale incluant la Retraite des Vieux, appliqués par le CNR n’aurait sans doute pas entièrement déplu à René de La Tour du Pin. Edouard Michelet, ministre d’Etat proche et ami du Général de Gaulle avait déclaré deux mois avant sa mort : « S’il est un personnage que le général de Gaulle connaît mieux que Marx, c’est peut-être le très ignoré aujourd’hui La Tour du Pin ». Comme aimait à dire malicieusement Jean Raspail lorsqu’il essayait de lier la pensée et l’Histoire : « Peut-être est-ce une explication ? ».
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