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Lettres des Jeux Olympiques, de Charles Maurras

Le 6 avril 1896, les premiers jeux olympiques de l'ère moderne s'ouvrent à Athènes sous le patronage du baron Pierre de Coubertin – l'Empereur Théodose 1er avait interdit les jeux en 393 dans le cadre de sa politique antipaïenne inspirée par l'évêque de Milan. Le futur grand penseur du royalisme français Charles Maurras, alors critique reconnu âgé de vingt-huit ans, est envoyé par le journal La Gazette de France pour couvrir cet événement historique. Insatiable esprit littéraire, il rédige ses articles sous la forme de six lettres. Révisées parfois considérablement, elles constitueront, en 1901, l'essentiel du premier livre d'Anthinéa, avant d'être de nouveau remaniées par la suite. Lettres des Jeux Olympiques, publié chez Flammarion dans une édition avec dossier, propose ces lettres dans leur forme originelle, publiées entre le 15 et le 22 avril 1896.

 

Félix Croissant, pour le SOCLE

La critique positive de Lettres des Jeux Olympiques au format .pdf

 

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Avec elles, on tient le témoignage précieux d'un grand esprit sur la renaissance de l'olympisme, mais aussi sur celle possible de la Grèce, jeune nation qui sortait seulement de plusieurs siècles de misère sous l'œil dédaigneux de l'empire ottoman. Mais pour qui sait lire entre les lignes, elles constituent aussi un témoignage de l'évolution de la pensée de Maurras. Face à un spectacle aux dehors « festifs » mais également miné par le bellicisme des jeunes nations, c'est là-bas que l'homme, déjà nationaliste convaincu, bascula pour de bon dans le monarchisme et l'antidémocratisme qui définiront l'ensemble de sa pensée à venir. Le problème de l'inadéquation entre l'Europe d'alors et l'Athènes des jeux originaux reviendra souvent dans ses lettres – car pour Maurras, l'Europe n'est plus –, occasionnant de pertinentes réflexions sur la décadence européenne. Par ailleurs, on y distinguera une sensible évolution de sa vision de Rome par rapport à Athènes : au départ infiniment supérieure à Rome en tant que berceau de l'humanité, elle deviendra par la suite une partie intégrante d'un glorieux tout formé AVEC Rome, et se nommant l'Europe chrétienne.

 

Ainsi, bien que ce recueil d'articles soit qualifiable, techniquement, de couverture d'un événement sportif pour un papelard parisien, intellectuellement et littérairement parlant, on est assez loin de L'Équipe magazine. En fin de compte, l'aspect sportif, s'il n'était pas pur prétexte, passera rapidement au second plan. Dans la volonté de Pierre de Coubertin de « renouer avec la tradition des jeux olympiques », c'est surtout le terme « tradition » qui intéressait le jeune Maurras. Comme l'écrira Victor Nguyen dans Aux origines de l'Action Française, « finalement, l'aspect sportif, s'il n'était pas pur prétexte, passait au second plan, et l'atmosphère restait la plus traditionnelle, celle du très classique itinéraire de Paris à Jérusalem ».

 

Un point important concernant le présent texte. Quoique généreuses en descriptions flamboyantes et anecdotes précieuses, les lettres originales, une fois regroupées, ne dépassent pas la petite trentaine de pages au format poche. Par ailleurs, le dossier qui les accompagne, rédigé et supervisé par le philosophe et historien Axel Tisserand, co-directeur des Cahiers de l'Herne Maurras, est une mine d'informations sur Charles Maurras et de citations des dernières versions des lettres que ne pouvait sérieusement ignorer l'auteur du présent texte. Aussi ce dernier basera-t-il sa critique positive sur les lettres originales, bien entendu, mais aussi sur Anthinéa, bien qu'il ne l'ait pas lu stricto sensu.

 

Lettre 1

 

Au départ de son séjour, l'impétueux Maurras considère presque comme un sacrilège de comparer Rome à Athènes, qu'il trouve infiniment supérieure. Il appelait la civilisation grecque « la haute humanité » et la qualifiait de « cœur du monde classique, patrimoine du genre humain », alors qu'au sujet de Rome, il avait écrit : « Rome n'a pas rempli son rôle envers l'hellénisme. Elle n'a pas su préserver la raison minervienne de l'Orient. Elle a même aidé à la propagande orientale, comme à la propagande chrétienne. Elle a été séduite par la Grèce, mais en même temps aveuglée. Elle ne l'a pas sauvée non plus des barbares. Même la Grèce s'est défendue plus longtemps que Rome. Hadrien, empereur philhellène, affranchit trop d'esclaves et vit les premiers Barbares envahir l'Empire. Le rôle de la France aurait été de succéder à Rome, en faisant mieux que Rome, et de rétablir l'hellénisme de toute sa force ». Le toujours aussi impétueux Maurras aura d'ailleurs des envies de meurtre lorsqu'il apercevra un temple romain sur l'Acropole.

 

Mais sa pensée va mûrir rapidement, et il va apprendre à apprécier la façon dont « les graves Romains embrassèrent l'hellénisme comme le plus doux des devoirs envers la haute humanité », démonstration de la cruciale capacité d'absorption de l'empire. Il dira qu'Athéna, protectrice d'Ulysse invoquée sous son nom romain, Minerve, « c'est la Grèce offerte à l'humanité grâce à Rome », et cette évolution de sa pensée renforcera avec les années son lien d'affection avec cette dernière. Il réalisera, durant son séjour à Athènes, qu'il y est également venu en Romain, non pas en Romain irrespectueux, mais en héritier fraternel – un héritier de plus de 2500 ans de civilisation, car la référence suprême reste, bien entendu, Homère. En somme, les Lettres des Jeux Olympiques de Maurras sont un peu son mea maxima culpa envers Rome.

 

C'est à cette occasion qu'on découvre sa passion d'enfance pour L'Odyssée d'Ulysse, qui explique son lien quasi-fanatique à la Grèce. Ulysse mit dix ans pour rentrer chez lui, dix ans de batailles pour rendre Hélène à Ménélas. Maurras a la sensation de « retourner » en Grèce, lui qui ne l'a jamais connue qu'à travers les livres ; retourner dans sa mère-patrie, c'est-à-dire là où est née la civilisation.

 

Lettre 2

 

Maurras cite Antigone en arrivant au port d'Athènes : « Ô, terre comblée des plus grands éloges, à toi de les justifier ». On comprend qu'il tombe immédiatement en arrêt face au spectacle. Pour autant, on n'aura droit à aucun détail des premiers jours, ceux qui précèderont l'ouverture des jeux. On imagine qu'il ne les a pas passés à méditer dans sa chambre d'hôtel – il parlera juste d'« erreurs précipitées »…

 

Un sujet vient cependant très tôt le tracasser : la comparaison avec l'Antiquité. Justifiée dans un sens, puisque de Pierre de Coubertin a pensé ses Jeux comme une « restauration à l'ère moderne », mais dans l'esprit de Maurras, la question se pose de savoir si tout ce à quoi il assiste est pour autant digne de la comparaison. Les nouveaux jeux ont des points de dissonance fondamentaux avec les originaux, le premier étant leur caractère international, arène où la « barbarie » est logée à la même enseigne que les illustres nations méditerranéennes. Du début à la fin, Maurras sera tenaillé entre son attachement naturel aux origines et la reconnaissance de la qualité des prouesses physiques, fussent-elles accomplies par des « barbares ».

 

On découvre au passage sa grande méfiance envers le cosmopolitisme (« faux principe d'unité, fédération artificielle » et « arme de la civilisation anglo-saxonne dans sa volonté de dominer le monde », écrira-t-il ailleurs), exprimée dans cette deuxième lettre à travers le malaise qu'il ressent à devoir parler en anglais « estropié » avec un Grec. Le sujet sera développé dans la quatrième lettre.

 

Lettre 3

 

Alors que Maurras découvre davantage d'Athènes, des Grecs, des jeux et de leurs coulisses, ses lettres deviennent de plus en plus politisées. Exit les descriptions lyriques de l'amoureuse Baltique, l'évocation flamboyante de la mare nostrum, ce genre de choses trop romantiques. Le fait que la Grèce d'alors soit gouvernée par un prince danois, le roi Georges, et que la princesse royale soit la sœur de Guillaume II, empereur d'Allemagne, déclenche chez lui une réflexion sur la « race » européenne (ce concept n'ayant pas chez lui une couleur aussi romantique que chez un Barrès). De prime abord, on pourra s'étonner qu'il ne soit pas choqué par cette configuration (des sang bleu blonds régnant sur un peuple de méditerranéens ?) lorsqu'on connait son discours sur les peuples et l'attachement du souverain à sa terre. Mais le jeune Maurras refuse alors « la métaphysique religieuse du sol et du sang ». On sait qu'il a toujours rejeté toute conception reposant sur l'inégalité des races humaines – rappelons au passage combien le vieux Maurras appréciera, chez le Mussolini des premières heures, qu'il ne soit « pas dupe de la doctrine de la fraternité de nos races ». L'avant-dernier paragraphe de la troisième lettre est assez éloquent, lorsqu'il évoque deux Athéniennes au teint halé présentes dans les gradins : « Deux visages des plus délicats montrent la couleur de l'olive parfaitement mûre, on leur redirait volontiers l'épigramme d'Asclépiade à cette belle Didymé, fleur de l'Anthologie : "Elle est noire et qu'importe ? Les charbons aussi sont noirs, mais quand ils sont en feu, ils sont brillants comme des calices de roses." »… La race n'est, selon lui, qu'une succession de générations sur un même territoire donnant naissance à une façon commune d'exister. Race égale civilisation. Dans Anthinéa, il écrira même que « l'adoption par contact vaut génération », vantant la capacité assimilatrice du monde grec, insistant même que « l'adoption peut remplacer la filiation par le sang » dans une posture très romaine. Remarque que n'aurait pas renié un républicain de son temps, tant elle rappelle notre fameuse (et triste) assimilation…

 

De toute façon, ce qui intéresse Maurras, c'est le Beau, puisque la civilisation, et non de vulgaires considérations biologiques. Dans la préface à Anthinéa, il écrira : « Des intelligences peu avancées me feront le reproche de soumettre la science du beau à la loi des lieux et des races. Mais leur censure me ménage la plus facile des répliques. Ce que je loue n'est point les Grecs, mais l'ouvrage des Grecs, et je loue non d'être grec, mais d'être beau. Ce n'est point parce qu'elle est grecque que nous allons à la beauté, mais parce qu'elle est belle que nous allons à la Grèce ».

 

Lettre 4

 

Alors que les jeux battent leur plein, Maurras se penche de nouveau sur le problème premier que pose leur modernité, en distinguant trois péchés en puissance : a) le risque de profanation d'une œuvre antique qui ne pouvait se concevoir que dans l'unité culturelle de la Grèce, b) l'anachronisme d'une résurrection puisque cette unité est morte, et c) le risque de susciter ainsi les « vagues désordres du cosmopolitisme », à savoir l'idée criminelle de transformer le monde (cosmos) en une cité unie (polis). Cosmopolis. Profanation, anachronisme, cosmopolitisme : les trois dimensions d'une même chimère calamiteuse. Maurras définira plus tard le cosmopolitisme comme un « mélange confus de nationalités réduites ou détruites, d'avec l'internationalisme qui suppose d'abord le maintien des différents esprits nationaux »…

 

À la candeur optimiste de Pierre de Coubertin (« il est permis de croire que ces luttes pacifiques et courtoises constitueront le meilleur des internationalismes », écrira ce dernier dans une circulaire à l'adresse des sociétés sportives étrangères), Maurras répond par un gros doute en la possibilité de l'éducation des peuples modernes sur le modèle grec, et à la possibilité d'un tel internationalisme. Soyons clairs, il encourage ce dernier, puisqu'il le voit comme une réponse saine au cosmopolitisme, mais… quelles chances lui donne-t-il ? Le problème de fond est, à ses yeux, les cyniques intrigues qui sous-tendent la réalisation et l'exécution de ces jeux, et ignorer ce fait dans le seul but d'apprécier le spectacle semble lui être impossible. Il voit trop le cosmopolitisme dans tout, et donc trop d'Anglais, race la plus nationaliste qui soit. Oui, la raison de ses doutes tient assurément dans l'implication des Anglais dans l'histoire. La sachant de taille, Maurras craint que l'internationalisme soit avalé par l'« anglisme », alors déjà à la mode. L'univers remplaçant les civilisations grecque et latine ? Pour Maurras, le contresens est absolu, qui consiste à ne pas voir que la nature même des jeux suppose une civilisation originelle commune.

 

Mais sa haine du cosmopolitisme s'évanouie par la suite, par son constat que ce dernier ne se développera certainement pas à l'occasion de ces jeux – jusqu'ici tout va bien. Il rappelle que le frottement des « races » distinctes entraine leur éloignement plutôt que leur confusion en paraphrasant Paul Bourget, écrivain et essayiste catholique français : « Quand plusieurs races distinctes sont mises en présence et contraintes de se fréquenter, elles se repoussent, s'éloignent dans l'instant même où elles pensent se mélanger ». Par ailleurs, il ne veut pas donner l'impression de craindre les Brits : « Nous serions le dernier des peuples si nous avions peur d'avoir peur »…

 

Nous sommes en 1896 et l'Amérique n'est pas encore the place to be, ce qui explique que toute la méfiance de Maurras est encore portée sur les Anglais, et pourtant, les Yankees trouvent moyen de briller à ses yeux, via leur comportement dans le stade : « Les plus violents, les plus bruyants nationalistes du Stade, savez-vous leur patrie ? Ce ne sont pas les Grecs, peut-être. Ce sont les gens de l'Amérique. Venus en bande, les Yankees paraissent trois fois plus nombreux qu'ils ne sont : toutes les fois qu'une victoire est proclamée, les drapeaux de l'Union claquent au vent ; les chapeaux, les bérets s'envolent ; des bans secouent les gradins de bois. Cette Amérique qui ignore ce que le monde hellénisé a conçu de plus rare et de plus secret : la mesure ». Pour Maurras, alors qu'il ne connaissait même pas Nicki Minaj, l'Amérique semble déjà être l'anti-civilisation, puisque la démesure, l'hubris. Il apprécie d'autant plus l'« indulgence amusée » des Grecs pour les fautes de goût de ces hôtes mal élevés, signe de supériorité. Mais assez clairvoyant, il craint déjà que les pays latins ne prennent pas suffisamment conscience du péril anglophone… « Les sottes gens !, écrira-t-il dans sa sixième lettre, Anglais, Germains, et surtout Yankees, on n'a point l'idée du farouche ramage que faisaient leur voix, rauque et perçante. Ces langages barbares s'accordent mal avec un lieu si facile et si doux. Dans l'ancienne Athènes, les Scythes ne servaient qu'à faire des sergents de ville »… La Scythie, peuple de nomades indo-européen et indo-iranien, occupait les territoires de la Bulgarie et de la Roumanie actuelle. Les archers scythes étaient célèbres pour leur efficacité, et Athènes en employait bon nombre dans sa garde de police, mais le Scythe était aussi réputé pour sa grossièreté, sa brutalité, et son inculture. Tout l'inverse du Grec, diront certains.

 

Quiconque a déjà lu au moins une œuvre de Maurras sait qu'il n'est pas un belliqueux. Il oppose souvent le caractère défensif et « médiatisé par la raison monarchique » de son nationalisme intégral au nationalisme d'attaque germain qui prédominerait pendant les cinquante années à venir. Il n'aime pas les déchainements de foules et les débordements nationalistes. Dans un sens, le jeune Maurras est un nationaliste qui se méfie du nationalisme. Ce n'est donc pas sans malaise qu'il assiste à ce déferlement de passions, face auquel il se demande s'il vaut même la peine de distinguer cosmopolitisme et internationalisme, puisque l'échec du premier entrainera sans doute l'échec du second, au profit d'un cirque d'antagonismes déséquilibrés. Les jeux suscitent ce qu'ils voulaient bannir en offrant l'image d'un nationalisme brut et brutal, « que des peuples moins policés que celui de Grèce ne sauront mesurer d'aucune retenue ». Mais alors, quid de la « trêve olympique » de ce cher baron ? Après tout, la Grèce antique mettait en pause ses conflits fratricides le temps des jeux ! Au détail près que ces derniers seront évidemment suspendus durant les deux guerres mondiales.

 

Lettre 5

 

Parallèlement à sa description des Jeux, Maurras continue de raconter « sa » Grèce. À cette époque, l'ancien premier ministre grec Charilaos Trikoupis (écrit Charilaüs Tricoupis) vient à peine de décéder à Cannes. Trikoupis, bourgeois libéral dont l'ambitieuse politique de modernisation du pays, qu'il a menée durant ses nombreux mandats de premier ministre de 1882 à 1894, a plongé le pays dans la faillite. La seule mention de son nom occasionne des débats passionnés avec les natifs au sujet de la politique intérieure de la Grèce, ce qui lui donne l'occasion de tailler la « commune erreur démocratique, républicaine et libérale » tel qu'il le formulera plus tard dans Anthinéa…, et souligner l'inévitable conséquence d'un État pléthorique « où la foule a trop d'influence. Les troubles intestins y provoquent des pactes qui se concluent au détriment de l'avoir public ». Fait intéressant, les Grecs ont récupéré l'échec Trikoupis pour en faire un symbole galvaniseur : celui d'une Grèce « endettée jusqu'au cou auprès de l'étranger, mais fière d'elle-même, et refusant la tutelle extérieure via une commission de contrôle financier internationale ». Si cet état d'esprit ne nous parle pas !

 

C'est à l'occasion de ces échanges que tout se serait décidé pour Maurras, dans le sens où il rentrerait de Grèce antidémocrate et royaliste, soit les fondements de sa pensée politique. Bien entendu, ce n'est pas comme s'il y était entré avec sa carte du Parti de Gauche : des textes antérieurs mentionnent, par exemple, qu'il partage la critique platonicienne de la démocratie. Mais son voyage en Grèce aura sans doute porté à cette dernière le coup de grâce dans la pensée maurrassienne, dorénavant persuadée que seule la monarchie héréditaire est capable de délivrer un peuple de l'emprise des partis, et donc de la Banque. Le roi Georges est-il de cette trempe-là ? Il en doute fort, évoquant l'inutilité pathétique de la monarchie grecque. Pendant les jeux, il apprécie la vue du gotha royal, George 1er, Olga de Russie, les princes et les princesses bien blonds, et tout ça, mais dans la réalité, le spectacle est bien vain… La fonction royale « assume ici la même charge que les podestats des républiques de l'Italie : elle existe, avant tout, en vue de départager les factions », comme l'empereur japonais du temps des Fujiwara ou le roi de Thaïlande. Maurras parle de cela avec un Grec, dans un café, et ce dernier se dit contre le Roi… « parce qu'il ne fait rien, parce qu'il ne dit rien, parce qu'il n'exerce pas assez son pouvoir ». D'autres Grecs ne tarderont pas à se joindre à sa complainte.

 

Or, voilà où en est la Grèce aux yeux de Maurras, en 1896 : non seulement dans un état de banqueroute dramatique, mais aussi sur une dangereuse voie historique. Les Grecs « déplorent que l'État soit si faible contre les partis et les plus avancés voudraient en conséquence que l'État fût encore affaibli et diminué par la suppression de la fonction royale ! Ils rêvent d'une sorte de république fédérative présidée par un magistral annuel, et dans laquelle les partis demeureraient seuls en face les uns des autres… » Cette situation désastreuse aura plus profondément marqué Maurras qu'il ne le laisse entendre dans ces lettres. Il déplore cette situation, et constate que « ces partis ont confisqué un État qu'ils ont réduit à la fonction de pourvoyeur et de nourricier d'une élite disproportionnée, et dont sortira fatalement la ruine civile ». On distingue déjà la critique de l'argent qui émaillera ses futurs ouvrages, et de la finance internationale qui étranglera l'état grec.

 

Un certain malaise gagnera Maurras durant une de ses discussions animées avec le peuple grec : il n'osera jamais vraiment aller au bout de sa pensée, trop conscient que son déroulement exigerait, tôt ou tard, d'évoquer la responsabilité de la France dans l'état de l'Europe : « (…) pour montrer l'erreur hellène, il m'aurait fallu faire voir l'erreur des Français dans les cent dernières années de leur histoire. Je n'ai pas eu le cœur d'humilier ainsi les miens et c'est en mon secret (…) que j'ai fait le compte des responsabilités incroyables assumées par la Révolution française dans la déviation de l'esprit politique chez les peuples qu'elle a instruits »…

 

Lettre 6

 

À la fin de son séjour, Maurras ne perd pas de sa fascination pour Athènes et tout ce qu'elle lui a inspiré de réflexions de fond sur ce qu'il appelle la « civilisation », bien que le contresens associant jeux olympiques et monde (a fortiori moderne) demeure dans son esprit.

 

Il joint sa parole aux Grecs lorsqu'ils souhaitent que les Jeux Olympiques à venir se tiennent tous à Athènes, par principe, mais aussi par cohérence historique et culturelle. Las !, de Coubertin cèdera aux sirènes du « nomadisme » avec Paris, en 1900. Après le chaos de la première moitié du 20ème siècle, il faudra attendre le début des années 80 pour que ce souhait d'arrimer la Grèce à l'Europe soit réalisé… ce qui n'empêchera pas Athènes d'être coiffée au poteau pour le centenaire des jeux… au profit d'Atlanta. Quand l'histoire des hommes n'est-elle pas teintée d'ironie ?

 

Mais cela, Maurras ne le sait pas encore, alors on le laisse volontiers s'enivrer de cette belle résurrection d'un lieu si chargé d'histoire. Au sujet d'Athènes, il reprend les propos d'un poète français dont il ne précisera pas le nom : « On dit partout que c'est une belle morte, mais moi, je sais qu'elle est vivante ».

 

Le voyage de retour lui laisse amplement le temps de se replonger dans sa problématique première : la France de son époque, et ses périls face à la mondialisation. Maurras rapportera dans Au signe de Flore une anecdote, au sujet de ce voyage. « Un incident presque ridicule servit de couronne à mes réflexions. Nous étions sur un paquebot marseillais. Compagnie, capitaine, équipage, tout le monde était du pays. Parmi les passagers, les Français étaient clairsemés. (…) Mais le cuisinier, qui avait dû naître au quartier Saint-Jean, avait rédigé le menu dans un anglo-français si consolant que le rumsteack y était figuré en "ronstec". Je m'abandonnais en silence à la joie d'une traduction libre et belle quand, de l'autre côté de la table, une dame aux joues colorées, aux dents fortes, saisit le crayon d'or qui parait son maigre corsage et, image farouche d'une Grande-Bretagne vraiment reine des flots, effaça d'un trait dur notre provençalisme pour rétablir la forme insulaire offensée. Il ne serait pas dit que j'aurais pu battre une dame, mais, par-dessus les verreries, les plats et les fleurs, je lui assenai le regard de l'homme ruiné, dépouillé, qu'on expulse de sa maison. Le vit-elle ? Le comprit-elle ? (…) Un peuple menacé d'éviction n'a qu'un droit : penser avec courage, et décider avec fermeté. Le fait est que, de ce moment, la destinée de mon pays a commencé de m'être claire : je me représentais notre nation parée de tant de qualités sérieuses, point affaiblies, et de tant de charmes toujours brillants, mais réduite à la condition d'une véritable orpheline. »

 

 

Pour le SOCLE

 

- Il faut aborder de front la question de savoir ce qu'est l'Europe, et si l'Europe actuelle est toujours bel et bien… l'Europe.

- L'homme européen doit retrouver, si c'est possible, la gloire digne de l'Europe antique, et réglant le problème de l'inadéquation fondamentale entre les temps modernes et l'antiquité.

- La question de la race doit être placée au second plan, derrière la notion de civilisation, prépondérante dans la monarchisme assimilationniste qu'imaginait le Maurras jeune trentenaire.

- Le cosmopolitisme doit être vaincu !

- Les nations ont besoin d'un nationalisme « sage », qui résisterait aux pulsions meurtrières du 20ème siècle, mais aussi aux sirènes molles du démocratisme.

- Enfin, les enfants, le sport… c'est important.

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