Comprendre notre époque et le XXe siècle dont elle est en grande partie le fruit, telle est l'ambition de Dominique Venner dans Le Siècle de 1914 1. A partir de la chute des aristocraties européennes en 1918 puis des quatre grands systèmes politiques qui se disputèrent le monde, Dominique Venner se fixe ici plusieurs tâches. Tirer les enseignements qui nous autorisent aujourd'hui à affirmer la fin prochaine du cycle des Lumières. Tirer des exemples historiques qui démontrent la possibilité de reprendre demain notre destinée en main. Retrouver la source pérenne qui permettra ce réveil de l'Europe et des Européens.
Structure de l’œuvre: Le Siècle de 1914 est une méditation historique. Dominique Venner y suit un cheminement clair et droit, analysant chronologiquement le XXe siècle, époque par époque, régime par régime. Chaque élément est analysé froidement puis replacé dans sa perspective historique la plus large. De méditation en méditation, Dominique Venner peut alors nous faire comprendre ce qu'est le siècle de 1914.
Gwendal Crom, pour le SOCLE
La critique positive du Siècle de 1914 au format .pdf
Nous Européens, vivons dans un monde qui n'est que ruines comparé à celui de nos ancêtres. Après avoir perdu notre rang, nous avons perdu notre énergie et voici que nous en venons à en perdre la mémoire. Mémoire de nous-mêmes qui se perd dans un passé que l'on nous a sommé d'oublier et dont aujourd'hui on nie la réalité même. « Mythes ! » que tout cela nous dit-on. « Tant mieux ! » pourrions-nous répondre, car cela montre que notre passé est digne de vénération. Que nos racines sont toujours vivantes en notre esprit et quelles ne demandent qu'à croître de nouveau.
Mais comment est-on passé du mythe au coma, de l'histoire vécue à l'histoire subie ? Quels furent les évènements et les hommes qui nous conduisirent au sommeil dans lequel nous avons cru trouver refuge ? Et enfin, comment nous réveiller ?
Ces questions, Dominique Venner a voulu y répondre avec Le Siècle de 1914. Comme son titre l'indique, cet ouvrage trouve dans le déclenchement de la Première Guerre Mondiale et ses conséquences, les fondements du nouvel ordre mondial qui prendra forme après 1918 et 1945. Nouvel ordre qui verra l'Europe jetée de la place dominante qui était la sienne jusqu'à lors. Mais Dominique Venner ne se contente pas de rappeler des faits historiques, il va plus loin que cela. Il médite l'histoire, il y cherche non pas le réconfort par la nostalgie mais l'inspiration pour les combats futurs. L'inspiration, c'est un « flair » vis-à-vis de l'histoire qui se fait, pour reprendre ses propres termes. L'inspiration, c'est aussi des exemples de tenue fournis par des personnages historiques et que l'on veut faire siens. C'est-à-dire, pouvoir se poser la question dans l'adversité, « Comment aurait réagi tel illustre Européen dans cette situation ? »
L'histoire, c'est aussi et d'abord une Mémoire que l'on se doit de conserver et de transmettre pour faire sortir l'individu de son individualité et en faire une personne, soit « l'individu plus ses appartenances » pour reprendre les termes d'Alain de Benoist dans Comment peut-on être païen ? 2. Mémoire qui permet de sortir la personne du présent nihiliste pour l'inscrire dans le présent fruit du passé et berceau du futur. Mémoire qui permet donc la Tradition et l'Action.
Passé-présent-futur, Tradition-Mémoire-Action, ces séquences posent directement la question de la destinée et qui plus est d'une destinée européenne. Destin qui ne doit pas forcément être compris comme l'inéluctabilité des évènements mais comme un appel à les assumer pleinement, à ne jamais détourner les yeux de ce qui vient et donc à être digne de ce que nous avons été. C'est là la définition du Destin tel que l'entendaient nos ancêtres 2, 3. Un destin qui va de pair avec une fureur de vivre et une liberté qui permettent en retour de faire l'histoire. C'est ce que va illustrer Dominique Venner avec Le Siècle de 1914. Et à travers les figures de Lénine, d'Hitler, de Mussolini et de Wilson ainsi que des régimes qu'ils incarneront, on saisit pleinement le pouvoir des individus et des idéologies.
C'est pourquoi, alors que nous arrivons actuellement à la fin du cycle des Lumières, nous Européens, avons une ultime chance de rejoindre le cours de notre destin, d'à nouveau faire l'histoire. Et pour ce faire, la solution réside donc dans le retour à ce qui fait de nous des Européens. Réaffirmer notre singularité en tant qu'Européens pour Dominique Venner, c'est réaffirmer une hérédité (nous sommes les enfants d'Ulysse et Pénélope), un univers mental spécifique, une civilisation différentes des autres, et ce, depuis le fond des âges. C'est réaffirmer d'abord et avant tout l'évidence : nous sommes des Européens ! Comme le dit Dominique Venner (P26) : « La conscience d'une appartenance européenne, donc d'une européanité, est très antérieure au concept moderne d'Europe. Elle s'est manifestée sous les noms successifs de l'hellénisme, de la celtitude, de la romanité, de l'empire franc, ou de la chrétienté. Conçue comme une tradition immémoriale, l'Europe est issue d'une communauté de culture multimillénaire, tirant sa spécificité et son unicité de ses peuples constitutifs, d'un héritage spirituel qui trouve son expression primordiale dans les poèmes homériques ».
En dormition depuis 1945, l'Europe et les Européens sortent progressivement de l'histoire, oublieux d'eux-mêmes et de leurs racines. Comment avons-nous sombré dans ce sommeil et comment pouvons-nous en sortir sont les deux grandes interrogations qui ont guidé Dominique Venner pour la rédaction de cet ouvrage.
I. Les raisons d'une chute
Pour saisir l'importance de l'effondrement que subira l'Europe en 1918, il convient de remonter au monde d'avant cette année funeste et ce, pour au moins deux raisons. Tout d'abord, pour comprendre quels furent les mécanismes qui permirent son avènement et ensuite, pour pouvoir contempler ce que fut notre monde d'avant la chute. Le XXIe siècle qui s'est amorcé et qui est largement l'héritier des évènements qui touchèrent l'Europe au XXe siècle se présente à nous aujourd'hui comme le plus décisif dans l'histoire des Européens.
Pour un homme oublieux de son histoire, ectoplasme né avec la société de consommation, le monde d'avant 1945 est un spectre, un être rejeté dans les limbes du temps. Le monde dans lequel il vit est la norme absolue et il lui est tout bonnement impossible de ressentir la moindre tristesse à l'évocation de 1914. Pourtant hélas, les plaintes qui auraient dû permettre le souvenir avaient retenti dès la fin de la Première Guerre Mondiale. Page 59, Dominique Venner cite avec justesse le philosophe Benedetto Croce 4 qui, en 1931, faisait ce constat implacable « Si, après avoir repensé à l'Europe telle qu'elle était avant 1914, ordonnée, florissante, abondant en commodités, menant une vie facile, vigoureuse et sûre d'elle-même, on est conduit à considérer l'Europe d'après-guerre, on la retrouve appauvrie, agitée, triste, toute partagée par de fausses barrières douanières, et l'on voit une Europe ou se trouve dispersée la brillante société internationale qui se rassemblait dans ses capitales, ou chaque peuple est occupé de ses propres tourments, saisi par la crainte du pire, et, par conséquent, détourné des choses de l'esprit, ou est éteinte ou presque la vie commune de la pensée, de l'art, de la civilisation, on est porté à établir entre les deux Europe une profonde différence et à marquer la séparation par la ligne, ou plutôt par le gouffre, de la guerre de 1914-1918 ».
Pour comprendre la différence d'entre avant et après 1918, pour saisir ce qui nous fait défaut, un seul mot suffit : noblesse. Avant la première guerre mondiale, l'Europe est, à quelques exceptions près telles la France, charpentée par les aristocraties. Cette aristocratie garante des traditions, incarnant la continuité des institutions et dévolue au service de l'Etat avait porté l'Europe depuis ses débuts. Une noblesse, qui part son style de vie originel, méprisant le luxe et l'argent comme le montrait si bien la vie quotidienne spartiate de l'aristocratie prussienne, pouvait se consacrer pleinement à la « grandeur collective » dont parle Jean-François Gautier 5. C'est cette noblesse, expression de l'âme européenne, qui nous est si nécessaire et dont Dominique Venner rappelle les principes dans Histoire et Tradition des Européens 6 (P132) « Elle se gagne et se perd. Elle vit sur l'idée que le devoir et l'honneur sont plus importants que le bonheur individuel. [...] Sa vocation n'est pas d'occuper le sommet de la société mais le sommet de l'Etat. Ce qui la distingue, ce ne sont pas les privilèges, mais le fait d'être sélectionnée et formée pour commander. Elle gouverne, juge et mène au combat. La noblesse est associée à la vigueur des libertés publiques. Ses terres d'élection sont les libertés féodales et les monarchies aristocratiques ou constitutionnelles. Elle est impensable dans les grandes tyrannies orientales, Assur ou l'Egypte. En Europe, elle s'étiole ou disparaît chaque fois que s'établit un pouvoir despotique, ce qu'est le centralisme étatique. Elle implique une personnification du pouvoir qui humanise celui-ci à l'inverse de la dictature anonyme des bureaux ».
Mais si les aristocraties européennes ont pu être balayées si violemment, c'est à cause de deux facteurs, l'un interne et l'autre externe à l'Europe. Le premier tient au fait que les bourgeoisies européennes détenaient une place prépondérante depuis les débuts de l'industrialisation. Et tout comme les aristocraties partageaient une destinée commune, les grandes bourgeoisies d'Europe voyaient leurs intérêts converger. En 1914, ces dernières était arrivées à maturité. Il s'agissait dès lors de balayer définitivement les aristocraties qui avaient trouvé refuge dans les corps armés depuis la montée en puissance de la bourgeoisie au XIXe siècle. La guerre de 14-18 allait lui donner la plus formidable et la plus perverse des excuses. Car cette boucherie fut rendue possible par les progrès de la technique des révolutions industrielles dont la bourgeoisie avait tiré justement sa puissance. L'armée serait honnie, et avec elle, l'aristocratie. Le deuxième facteur qui permit cette chute de la noblesse fut donc, nous l'avons dit, externe. Car depuis plusieurs décennies, gagnait en puissance un pays qui s'était construit dans l'oubli de l'Europe : les États-Unis d'Amérique. C'est ce pays qui imposa la fin des hostilités par l'envoi massif d'hommes et de matériel. Et en tant que vainqueur, et désormais créancier de l'Europe, l'Amérique allait pouvoir participer à l'élaboration du monde qui vient, et ce, dès la signature de l'armistice. Empreint de l'esprit messianique américain, l'article 231 du traité de Versailles fait porter la responsabilité de la guerre à l'Allemagne, à rebours de l'esprit des traités de Westphalie de 1648, qui garantissaient l'équilibre en Europe et instauraient le principe du droit de chaque nation à défendre ses intérêts propres. Ces traités garantissaient également le principe de non-ingérence, bien évidemment incompatible avec l'esprit messianique américain. 1918 sonne le glas du jus publicum europeaum 7 basé sur le droit à la guerre entre États souverains au moyen de leurs armées régulières. C'est un véritable retour en arrière, un retour à la conception médiévale de la guerre basée sur la justa causa qui ouvrira dès lors le champ à la criminalisation de l'adversaire et à la guerre totale, sans règles et sans honneur, dès lors que l'adversaire est déclaré comme incarnant le Mal.
On comprend mieux alors, et avec effroi, lorsque nous voyons les gouvernants américains et leurs séides européens nous imposer le principe d'ingérence, combien nos principes, notre vision du monde furent balayés avec la fin de la première guerre mondiale. Si l'on voulait réellement reprocher quelque chose à l'Allemagne, ce n'était pas d'avoir déclenché la guerre, mais d'avoir voulu la terminer en appelant à l'arbitrage américain. Comme le résume Dominique Venner page 93: « Cet appel à l'arbitrage des Etats-Unis revient à confier le sort de l'Europe à la grande puissance qui s'était édifiée dans le rejet de sa tradition historique ».
Ces conceptions du monde, qui portaient le président américain d'alors, Woodrow Wilson, allaient préfigurer le nouvel ordre incarné par la création de la Société des Nations. Un monde où sont intrinsèquement liés démocratie et libéralisme, ou la recherche du « souverain Bien » (bien évidemment incarné par les Etats-Unis) était de mise. L'émergence du communisme, puis celle du fascisme et du national-socialisme en réaction, allaient mettre un coup d'arrêt à cette marche forcée vers le Bien.
Avant 1914-1918 la quasi-totalité de l'Europe est charpentée par les aristocraties, malgré les menaces que fait peser sur elles la grande bourgeoisie depuis des décennies. La Première Guerre Mondiale sera l'occasion pour cette dernière de prendre définitivement le pouvoir... jusqu'aux réactions communistes, fascistes et nationales-socialistes.
II. Les 4 régimes du XXe siècle
Il ne s'agit pas ici de faire l'inventaire des faits historiques liés à tel ou tel régime du XXe siècle. Dominique Venner a pu réaliser le travail de synthèse nécessaire sur ces différents régimes puis en tirer les enseignements qui s'imposent pour l'historien méditatif. Ce sont les fruits de ces méditations que nous livrons ici, car c'est précisément ce qui nous intéresse pour notre critique positive du Siècle de 1914. Nous renvoyons le lecteur à l'ouvrage en lui-même pour les détails historiques.
Comme nous l'avons dit en introduction, l'étude des quatre régimes qui se disputèrent le droit de diriger les hommes, à savoir : le fascisme, le national-socialisme, le communisme et la démocratie libérale, doit nous permettre de dégager un point essentiel : le pouvoir des individus, des communautés, des idéologies. Chacune à leur manière, les quatre figures qui incarnèrent ces régimes, à savoir dans l'ordre précédent : Mussolini, Hitler, Lénine et Wilson, nous montre à quel point les vents peuvent brusquement nous être favorables (Lénine), que la volonté d'un homme peut soulever tout un peuple (Hitler), l'importance du mythe, de l'Histoire (Mussolini) et que ce sont les représentations idéologiques qui déterminent les structures économiques, non l'inverse (Wilson). Enfin, fascisme, national-socialisme, communisme sont des religions sécularisées qui répondaient à une soif que ne pouvaient ou plutôt ne savaient plus étancher les religions d'Europe ayant perdu leur vitalité, illustrant le constat fait par Nietzsche quelques décennies plus tôt : « Dieu est mort ! ».
A. Le Communisme
Commençons tout d'abord par nous pencher sur le cas du communisme. Nous ne reviendrons pas sur les gigantesques massacres qu'il enfanta et qui ne sauraient être mis en doute. Au-delà des morts, quels sont les enseignements que l'on peut retirer de la méditation de l'histoire du communisme ? Remontons à l'époque qui lui donna naissance, c'est-à-dire au début du XIXe siècle. Décembre 1825 : le Tsar Nicolas Ier vient de mater durement la tentative de coup d'Etat militaire mené par des officiers voulant faire entrer le pays dans la modernité. Ces officiers, qui pour partie d'entre eux avaient été envoyés en France après Waterloo, avaient pu voir par contraste à quel point la Russie était en retard par rapport à l'Europe du point de vue politique et social. Servage, autocratisme du pouvoir étaient les manifestations les plus flagrantes de ce retard. Le successeur de Nicolas Ier, Alexandre II tentera par la suite de moderniser le pays, enclenchant un ensemble de processus qui permettront l'avènement du communisme et dont la séquence peut être résumée ainsi :
- Une société en retard par rapport au reste de l'Europe.
- Une volonté révolutionnaire de l'élite en réaction.
- Une volonté tsariste de modernisation pour protéger le pays en contre-réaction.
- Une nouvelle classe éduquée produit de cette modernisation.
- Cette classe devient révolutionnaire à son tour.
- S'ajoute alors à cela la guerre de 14-18 qui saigne le pays à blanc et qui transforme la colère et le désespoir en révolution contre laquelle ne pourra rien la faiblesse de Nicolas II.
On pourra également rajouter que le régime tsariste payait son autoritarisme envers sa noblesse comme la monarchie française avait payé son absolutisme. Dans les deux cas, lorsque le Roi fut attaqué de toutes parts, il n'y avait plus personne pour le défendre. En conclusion, Dominique Venner cite très justement Tocqueville qui nous enseigne que le moment dangereux pour un régime autoritaire est celui où il entreprend de se reformer.
Alors qu'elle leçon retenons-nous ici ? C'est que la marche du monde est implacable. Tentez de l'oublier et vous le paierez au centuple. D'où l'erreur fondamentale de tout mouvement contre-révolutionnaire. Tout ce qui advient doit être affronté, que ce soit pour être adopté ou combattu. Il ne peut y avoir de retour en arrière car ce serait se condamner à refaire les mêmes erreurs et revivre les mêmes tourments.
Quoi d'autre retenir de l'histoire du communisme ? Plusieurs choses. Tout d'abord l'importance de l'imprévu et des individus dans l'histoire. En effet, moins de huit semaines avant la Révolution de Février, Lénine lui-même ne croyait pas voir l'instauration d'un régime communiste de son vivant. C'est là encore une grande leçon. L'histoire n'est jamais écrite. Le désespoir peut parfois nous saisir mais il ne saurait être légitimé, donner droit de cité au défaitisme.
Le communisme illustre enfin le pouvoir des idées et des hommes ainsi que la nécessité de les faire fusionner de manière optimale. Cette exigence sera reflétée parfaitement par le parti léniniste comme le souligne Dominique Venner par : « L'organisation de groupes de révolutionnaires fanatiques et la légitimation de leurs actions par une intelligentsia active ». Transformer les idées en actions et guider chaque action par une idée, voilà la grande tâche de tout mouvement révolutionnaire. Le Que faire ? 8 de Lénine n'avait d'autre but que de transformer l'immense doxa marxiste en pratique révolutionnaire opérationnelle. C'est d'ailleurs conscient que ce travail devait être réalisé par le camp nationaliste que Dominique Venner écrira Pour une critique positive 9 soixante ans plus tard.
Matérialisme manichéen et révolutionnaire, le communisme montre le prix à payer lorsque l'on se risque au jeu de la tabula rasa. Il illustre également avec force le poids de l'imprévu dans l'histoire et les conséquences du retard accumulé sur les autres peuples. La marche du monde piétine ceux qui veulent l'ignorer.
B. Le Fascisme
Le fascisme a longtemps laissé les historiens perplexes. Etait-il de gauche ou de droite ? Etait-il révolutionnaire ? Etait-il futuriste ou antique ? Des questions auxquelles les historiens eux-mêmes refusaient parfois de répondre par parti-pris idéologique. Comme l'explique Emilio Gentile dans Que-ce que le fascisme ? 10, beaucoup d'universitaires refusaient de caractériser le fascisme comme révolutionnaire car l'évaluant à l'aulne des critères de la révolution communiste ou démocratique. La vision que l'on peut avoir du fascisme n'est également pas la même à travers le regard de l'historien, du politologue ou du sociologue. Ces questions, cette incapacité à classer facilement le fascisme démontrent en tout cas clairement son caractère novateur. Novateur et pas nécessairement nouveau car comme le dit Dominique Venner page 190 : « L'homme nouveau du fascisme n'était nouveau qu'au regard de l'individu désincarné des Lumières. Cet homme nouveau renouait sous une forme modernisée, au sein d'une société de masse, avec un type européen constant » et page 186: « Si l'on braque l'attention sur le milieu dont il a surgi, on découvre qu'il fut la revanche improbable et momentanée d'un type d'humain prépondérant dans toute l'Europe avant le XVIIIe siècle, celui de l'homme d'épée, que le triomphe du bourgeois a relégué dans une position subalterne, marginale et méprisée. En d'autres termes, son originalité foncière fut d'être un mouvement plébéien et animé par une éthique militaire et aristocratique ». Nouveauté dans la forme mais pas dans le fond, pas dans ses aspirations et ses inspirations profondes : l'idéal aristocratique et le mythe romain. En d'autres termes, le fascisme est un classicisme porté par une mystique révolutionnaire.
Ceci étant dit, quels enseignements pouvons-nous tirer du fascisme ? Tout d'abord, et comme pour le communisme, le fascisme est né aux confluents d'évènements nécessaires à sa naissance (P139) : « Il est né en Italie des traumatismes de la Première Guerre Mondiale, au sein de la jeune génération européenne ayant Nietzsche comme référence. Il est né parmi ceux qui n'avaient pas été brisés et se croyaient appelés à constituer une nouvelle aristocratie capable de résoudre de façon expéditive les défis nouveaux de l'époque. Il est né de la situation de détresse vécue par des nations comme l'Italie ou l'Allemagne. Il est né d'une réaction contre la menace que le bolchévisme faisait peser sur plusieurs pays européens ». Si Dominique Venner insiste sur le fait que le fascisme est né de la rencontre d'évènements qui ne se reproduiront jamais plus, le fascisme nous montre que l'énergie d'une génération allant à la rencontre de l'histoire, portée par des principes immémoriaux et réveillée par toute une nouvelle génération de penseurs l'ayant précédé, peut réorienter le cours de l'histoire. On pensera également à l'avènement de l'empereur Auguste, influencé par la pensée néo-pythagoricienne, le stoïcisme et le platonisme de Cicéron 11 et qui sorti Rome de la décadence ou elle s'était enfoncée.
Néanmoins, malgré l'énergie qui le portait, le fascisme italien présentera plusieurs défauts, souvent imputables aux hommes, à la culture dans laquelle ils évoluaient ou à l'histoire elle-même qui ne peut pas être ignorée. Tout d'abord, il faut considérer la figure de Mussolini. Sa stratégie de conciliation avec les institutions et les dirigeants existants (Eglise, Roi, haute bourgeoisie) fut tout d'abord l'une des clefs du succès fasciste. Mais cette volonté d'apaisement empêcha la véritable expression d'un fascisme révolutionnaire à même de transformer l'Italie en profondeur. Comme le rappelle Dominique Venner, le fascisme ne s'identifiait pas à Mussolini comme le national-socialisme allemand se confondait avec Hitler. Et de fait, ce sont ni l'armée, ni le Roi qui décidèrent de la destitution de Mussolini le 25 juillet 1943 mais bel et bien les dignitaires fascistes. La seconde faiblesse du fascisme, beaucoup plus grave pourrions-nous dire, fut l'incapacité de créer une nouvelle aristocratie à la manière de la S.S. en Allemagne pour investir tous les niveaux de l'Etat. En Italie, nous sommes en présence de squadri prêts à l'action mais incapable de fournir les cadres dirigeants pour modeler la future société fasciste (et donc l'Etat). Et la raison de cette incapacité ne tient pas dans le fascisme lui-même mais dans l'histoire de l'Italie. L'Italie n'avait pas de grande tradition nationale, pas de véritable élite. Elle était (en grande partie) vouée à l'échec, au contraire de l'Allemagne nous dit Dominique Venner. Voilà un autre enseignement tiré de l'expérience du fascisme. On peut orienter le cours de l'histoire, mais on reste tributaire des flots qui le constituent. Sur le long terme, peut-être le fascisme aurait-il pu réussir, mais l'amateurisme de Mussolini au niveau international et le déroulement de la Seconde Guerre Mondiale ne lui en laissèrent pas le temps.
Mystique révolutionnaire et doctrine de l'état, le fascisme illustre le poids de l'histoire par sa difficulté à mettre en place une nouvelle aristocratie et un nouvel état dans une nation qui venait de naître. Comme le souligne Dominique Venner, les nationaux-socialistes pouvaient, eux, s'appuyer sur le socle prussien.
C. Le National-Socialisme
Un des deux chapitres consacré au national-socialisme s'intitule Le triomphe de la volonté. On pensera bien sûr au film de Leni Riefenstahl 12 et à sa signification. Cette volonté, c'est celle d'un peuple, d'une idéologie, de l'univers mental qui en permit l'avènement mais aussi et surtout celle d'un homme : Adolf Hitler. Dominique Venner le souligne dès les premières lignes dédiées au national-socialisme (P193) : « On peut imaginer l'américanisme sans Wilson et Roosevelt, le communisme sans Staline et même le fascisme sans Mussolini, mais certainement pas le nazisme sans Hitler ». Impossible d'imaginer l'épopée national-socialiste sans Hitler en effet, guide charismatique de tout un peuple qui réussit à prendre le pouvoir en quelques années et sortir l'Allemagne de la misère dans laquelle l'avait enchainé le traité de Versailles avant de la plonger dans les affres d'une guerre qui sera totale.
Quels furent donc les succès et les échecs de ce que Venner n'hésite pas à qualifier d'Hitlérisme ? Nous ne reviendrons pas sur l'émergence du national-socialisme et ses raisons, tout du moins les plus souvent évoquées et qui sont les mêmes que celles qui donnèrent naissance au fascisme en Italie: une guerre perdue, des soldats humiliés et qui ne parviennent pas à réintégrer la société civile (corps francs en Allemagne et squadri en Italie), la misère omniprésente, la menace bolchévique, un univers mental imprégné de nietzschéisme, le réveil des peuples au XIXe siècle... Ce qui nous intéresse, ce sont les spécificités du national-socialisme et leurs sources, qui assurent sa très nette différence d'avec le fascisme avec lequel on le compare souvent. L'énumération de ces différences nous permettra ensuite de tirer pleinement les enseignements de l'expérience national-socialiste.
Tout d'abord, une différence notable est que le national-socialisme est une doctrine de la race quand le fascisme est une doctrine de l'Etat. Fils des Lumières et de l'idéologie du progrès, il est la rencontre du darwinisme et du scientisme (on cherche à prouver scientifiquement la supériorité raciale du Germain et à la justifier par le concept de lutte des espèces) avec un contexte historique qui voit le développement d'un nationalisme allemand. Placé dans la perspective du retour du refoulé produit par la mort du fait religieux (qui amènera au culte du chef en Allemagne comme en Italie et en Russie), il devient une mystique du sang rationaliste. Et ce qui pouvait apparaître comme une force deviendra une des principales faiblesses du national-socialisme. Sans doute faut-il voir là l'impossibilité de dépasser l'héritage du XIXe siècle ou l'humiliation du traité de Versailles, mais en limitant cette mystique du sang aux seuls Allemands ou Germains, en hiérarchisant les peuples d'Europe, il ne pouvait qu'en faire des ennemis de l'Allemagne. De plus, comme le rappelle Dominique Venner, il fut dès lors impossible pour Hitler de comprendre que des descendants de Germains comme les Anglais ou les Américains (ces derniers étant souvent d'origine allemande, hollandaise...) pouvaient lui être hostiles. Fonder la géopolitique sur la seule base du sang ne pouvait que mener à la catastrophe. En ajoutant à cela qu'Hitler ne voyait les rapports internationaux qu'au travers du seul rapport de force, il n'aurait jamais pu vaincre totalement. Dominique Venner signale à propos d'Hitler (P293) : « Le regard fixé sur la statue du grand Frédéric ou de Bismarck, il ne voit que le rugissement de leurs canons et l'héroïsme de leurs grenadiers, oubliant leur finesse politique et leur prudence dissimulée par l'audace. Il ignore semble-t-il qu'après sa victoire de Sadowa (Königgratz), en 1866, le chancelier de fer a tendu une main généreuse à la monarchie habsbourgeoise pour s'en faire une alliée ».
Le national-socialisme est une doctrine de la race, mystique et rationaliste à la fois. Fils du darwinisme et du scientisme, sa vision eschatologique du monde lui assurera l'hostilité des autres peuples européens et lui fera perdre la guerre. Porté par Hitler, il incarne le triomphe de la volonté.
Une autre différence tout aussi importante d'avec le fascisme est la préexistence de véritables structures étatiques en Allemagne et sur laquelle le national-socialisme va pouvoir s'appuyer pour bâtir une société à son image. Là ou l'Italie partait de presque zéro, ou l'idée de nation italienne était encore à mettre en œuvre, l'Allemagne avait l'ancien ordre prussien pour socle. Cette différence cruciale, qui met en valeur le poids de l'histoire et des héritages, expliquera pourquoi le national-socialisme sera capable de mettre en place rapidement une nouvelle aristocratie : la S.S. à même de prendre le contrôle de l'Etat. Certes, la nouvelle S.S. n'était pas parfaite et l'administration du Reich fut loin d'être une mécanique bien huilée mais l'on se doit de garder à l'esprit qu'entre l'accession au pouvoir et la chute, il ne se passera qu'une douzaine d'année.
Une des grandes réalisations du national-socialisme fut la mobilisation des masses dans un grand élan vital. Beaucoup voudraient résumer l'adhésion des Allemands au national-socialisme par leur antisémitisme, leur humiliation d'après-guerre ou à cause d'un zeitgeist que l'on adapte postérieurement aux évènements de la Seconde Guerre Mondiale. Comment ne pas comprendre l'adhésion d'un peuple (qu'il soit aux abois ou non) à des programmes volontaristes en matière de natalité (par une politique de « prêts matrimoniaux ») ? Comment ne pas souscrire aux grands travaux lancés par le IIIe Reich ? Comment ne pas comprendre enfin l'adhésion que suscita le national-socialisme par sa volonté de fonder une véritable communauté nationale ou était aboli les frontières de classe et où chacun (c'est le plus important) participait à l'édification du pays ? N'est-ce pas la meilleure manière de « faire peuple » ? Page 236, Dominique Venner cite à ce titre le comte August von Kageneck qui reconnait qu'à partir de 1935: « Tous les jeunes Allemands sans exception devaient accomplir six mois dans l'Arbeitsdienst, le service du travail national obligatoire. On marchait au pas et on maniait la pelle comme un fusil. On y subissait une discipline de fer. Les bataillons et les régiments de l'Arbeitsdienst construisirent les autoroutes et les fortifications de l'ouest ; ils asséchèrent les marais du Holstein et des Frises. Ils bâtirent les gigantesques temples du régime à Nuremberg... Trois de mes frères ainés, ajoute Klageneck, en firent partie avant la guerre. Ils en revinrent ravis, ragaillardis et bronzés. Ils s'étaient fondus dans une communauté de jeunes ou l'on ne distinguait plus les intellectuels des ouvriers. Cela leur avait incontestablement donné le goût de la Volksgemeinschaft (la communauté du peuple), qui était l'objectif des dirigeants ». 13 Et Dominique Venner de conclure sur ce point (toujours P236) : « La notion tant évoquée de « communauté de peuple » (Volksgemeinschaft) n'est pas un simple argument de propagande, mais une réalité fondée sur une communauté solidaire, la suppression des barrières de classe et une véritable méritocratie ».
En puisant dans l'héritage national, en menant une politique volontariste, en donnant une place à chaque Allemand dans cet ordre nouveau, Hitler offrait une alternative crédible aux matérialismes libéraux et marxistes.
Mais comme il a été dit plus tôt, le national-socialisme était grevé par des défauts intrinsèques qu'il allait payer et dans sa chute, faire payer à l'Europe toute entière. Nous avons cité la hiérarchie raciale qu'il établissait entre Européens ainsi que le seul rapport de force comme relation entre les nations. Quelle Europe espérer créer avec pareille vision du monde ? Comment croire un seul instant qu'elle emporterait l'adhésion des peuples d'Europe, une Europe à laquelle Hitler ne croyait même pas ? Dominique Venner conclut ici de manière lapidaire (P293): « Ce surprenant prophète d'un réveil aryen en sera finalement le négateur et le fossoyeur. Négateur puisqu'il se veut exclusivement un nationaliste allemand de l'espèce la plus étroite et la plus agressive. Fossoyeur, puisque, dans sa courte vue et son impatience, il nie ce qui devrait logiquement s'inscrire dans la durée des siècles, choisissant de tout jouer sur une sorte de « quitte ou double » apocalyptique qui ne laissera derrière lui que ruines livrées à des ennemis triomphants ». Depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, si nous ne pouvons plus nous définir biologiquement comme Européens, si le spectre du nazisme est agité par nos ennemis en permanence, c'est en grande partie à cause du national-socialisme. Et essayer de tout mettre sur le compte d'une machination juive et marxiste n'y changera rien. L'épopée hitlérienne ne pouvait que se terminer dans le sang des Européens.
D. Le démocratisme
Singulière façon que de traiter la démocratie libérale dans laquelle nous baignons depuis notre enfance de la même manière que les trois autres régimes cités précédemment. Le devoir d'un historien est pourtant d'analyser l'histoire sans parti-pris idéologiques. Il ne s'agit donc pas ici de parler de la démocratie au sens large mais bien de la démocratie telle que nous la vivons aujourd'hui : libérale et née en Amérique. C'est à cette définition que nous nous référerons par la suite lorsque nous parlerons de démocratie.
Et si nous terminons par le démocratisme, c'est parce que c'est ce régime qui gagnera définitivement la guerre que se livrèrent les quatre régimes dont nous avons parlé, que notre destin est désormais lié à son sort et par conséquent que sa chute imminente doit être l'objet de toutes nos attentions.
Quelles sont les caractéristiques de la démocratie libérale américaine ? Pour commencer, il convient de noter que les États-Unis d'Amérique se distinguent de l'Europe par son absence totale d'aristocratie. Rien d'étonnant pour une nation qui se construisit à partir des XVIIe et XVIII siècles. Rien d'étonnant pour une nation qui trouvera sa grandeur et sa puissance dans les échanges commerciaux quand commença son industrialisation. En ce sens, l'Amérique est l'enfant chéri de la bourgeoisie. Mais on ne saurait bien évidemment résumer ce pays à son goût pour le commerce. En effet, nul ne peut ignorer la dimension biblique, protestante qui accompagne la fondation des États-Unis et qui reste toujours un trait essentiel de l'esprit américain. Et Dominique Venner insiste sur ces deux caractéristiques. Car on a souvent coutume de faire procéder les idées, les idéologies de l'économie, des rapports sociaux (matérialisme historique qui fait bondir n'importe quel traditionaliste digne de ce nom). Et l'exemple américain illustre précisément le contraire (P43) : « Partout où il apparut, le calvinisme a toujours présenté cette combinaison : un sens aigu des affaires à une piété qui pénètre et domine la vie entière, tout particulièrement chez les quakers et les piétistes » [...] « Avec une énergie irrésistible, fuyant l'Angleterre, les Pilgrims fathers se voulaient les fondateurs de la nouvelle Sion, appliquant les prescriptions souvent bizarres de la Bible. La conséquence inattendue fut que leur éthique protestante a été formatrice du capitalisme : plus on accumule de richesses, plus on prouve que l'on vit d'une façon agréable à Dieu » [...] « Ce n'est pas la structure économique qui détermine les représentations ou les idéologies, mais les représentations (religieuses ou idéologiques) qui déterminent la forme de l'économie ». Au-delà de cet enseignement, certains nous diront que l'esprit biblique a peu d'impact sur notre vie, y compris sur celle des Américains eux-mêmes. Si cela mérite discussion, il est par contre un autre point sur lequel personne ne pourra tergiverser : l'esprit américain se fonde sur la quête du bonheur individuel. La déclaration d'indépendance des Etats-Unis d'Amérique de 1776 14 commence ainsi en ces termes : « Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par leur Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur ». On ne saurait faire plus anti-aristocratique, et surtout, personne ne songerait aujourd'hui à remettre en cause telles affirmations.
Ces origines bibliques, ce bonheur bourgeois (que chacun peut revendiquer) comme horizon, couplés à l'idée que le peuple américain est le nouveau peuple élu (concept de la « Destinée manifeste ») fonderont le rapport manichéen qu'a l'Amérique au monde. Il explique également sa volonté universaliste d'appliquer son modèle à toutes les nations du globe et que sa position dominante depuis 1914 a permis de réaliser. Enfin, il est intéressant de noter que le « Mythe de la Frontière » que l'on se doit de toujours repousser va à l'encontre de la notion traditionnelle de limite des Européens, en particulier lorsqu'il n'y aura plus de terres à conquérir, et que ce concept « bavera » sur les autres sphères de la pensée américaine.
Nous avons ici parlé des traits dominants, ainsi que de leurs sources, du démocratisme libéral, celui d'inspiration américaine qui tout au long du XXe puis du XXIe siècle a façonné l'Europe en dormition dans laquelle nous vivons aujourd'hui. Mais pouvons-nous en tirer des enseignements alors que celui-ci n'est pas (encore) mort ?
Vainqueur de la guerre que se livrèrent les quatre systèmes concurrents du XXe siècle, le démocratisme libéral est un matérialisme manichéen. Il montre par son origine calviniste que ce sont les idéologies qui influencent nos conceptions économiques et non l'inverse. Sa prétention à l'universalité et l'hyper-individualisme hédoniste qu'il promeut sont ses marques distinctives.
III. La convergence des matérialismes
Pour pouvoir procéder de la sorte, il faut étudier les transformations successives que le démocratisme libéral a subit depuis 1945 et comprendre en quoi ce régime s'inscrit dans un mouvement encore plus large de convergence historique.
Il est remarquable que les quatre idéologies qui se disputèrent le monde étaient rationalistes et/ou matérialistes. Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, les deux idéologies non matérialistes étaient éliminées. La question que pose alors la méditation de Dominique Venner sur la période qui suivit est la suivante. Démocratisme et communisme étant deux matérialismes rationalistes, ne prennent-ils pas objectivement la même direction ? Nous pouvons citer en effet de nombreux points communs. L'homme y est l'alpha et l’oméga de toute action, de toute pensée. Dans les deux systèmes, le matérialisme mène nécessairement à l'utilitarisme. Le productivisme y est la règle. Toute spiritualité est combattue, déconsidérée ou au minimum vue comme un paramètre ne rentrant pas dans l'équation si l'on peut dire. La technique y prend nécessairement le pas sur la science, le beau est monnayable ou « politisable » et en retour le politique ou l'argent peut définir le beau. Ce dernier point permet de comprendre le succès de l'art contemporain et est un bel exemple de convergence historique entre l'idéologie communiste et l'idéologie démocratique. Et enfin, l'une des caractéristiques les plus importantes qui rassemble les deux idéologies est celle de progrès obligatoire. Que ce soit au niveau de la production, des mœurs, des technologies... tout est question de progrès. L'humanité est vue comme enchainant les marches d'un escalier l'amenant toujours plus haut, avec pour seul et unique but de savoir négocier les marches suivantes de la plus rapide et de la plus efficace des manières qui soient.
De 1945 à 1989, le monde va assister à un effacement progressif de l'idéologie (les racines bibliques pour l'une et le mythe révolutionnaire pour l'autre) au profit de son carburant matérialiste et rationaliste. Seul la « santé » de chacun des deux systèmes importait. Et durant cette dernière confrontation qui verrait la victoire totale du démocratisme, de nombreux enfants vont naître, parfois enfantés par l'Eglise catholique elle-même, s'inscrivant par-là même dans une tendance historique plus imposante qu'elle. Par Vatican II, l'Eglise se voulait plus compréhensible (réforme de la liturgie) et plus moderne (réforme du dogme). Comment en effet ne pas s'étonner de voir le concile Vatican II (de 1962 à 1965) précéder les évènements de Mai 68 et non le contraire ? Cherchant à se prémunir des effets pervers de la modernité en allant à sa rencontre, l'Eglise va pourtant chuter violemment. Comme le rappelle Dominique Venner, de 86% d'enfants allant au catéchisme en 1965, il ne sont plus que 6% quarante ans après. Le nombre de baptêmes, de mariages catholiques (alors que le nombre de mariages civils est resté stable) ainsi que le nombre de prêtres ont également été divisés par deux depuis 1990 15. Si la tendance se poursuit, il ne restera plus qu'environ 6000 prêtres catholiques à l'horizon 2020. Comme le rappelle Dominique Venner, cet effondrement ne date pas du concile Vatican II du XXe siècle. Il s'inscrit dans une dynamique plus large. Il est le fruit d'un ensemble de facteurs qui, cumulés, ne pouvait qu'aboutir à la ruine du christianisme en Europe. La redécouverte des sciences et vertus antiques durant la Renaissance, les révolutions scientifiques majeures du XVIIe siècle (Newton, Galilée) qui jetèrent le discrédit sur les interprétations des saintes Ecritures sur la nature et le fonctionnement du monde, l'horreur des charniers du XXe siècle contredisant l'existence d'un Dieu bon et tout puissant à la fois... et l'hédonisme post-45 qui infligea le coup de grâce au christianisme européen. Seule l'Europe de l'Est fut épargnée de par son relatif retard historique puis l'isolement qu'elle vécut jusqu'en 1989. Il existe aussi des raisons propres au christianisme orthodoxe qui expliquent sa résistance à la modernité (comme la possibilité d'ordination des hommes mariés) mais cela est une autre histoire.
Quant à Mai 68, il est le poison sécrété par le communisme et le démocratisme à la fois, tout en étant une sécularisation des valeurs chrétiennes. Il est individualisme chrétien et démocratique, il est égalitarisme communiste et chrétien, il est hédonisme communiste et démocratique. Il est un matérialisme rationaliste qui postule que l'homme peut transformer le monde et les hommes à sa guise, le tout au nom de la moralité. Mai 68 est le progressisme dont le capitalisme démocratique avait besoin pour passer à la vitesse supérieure. Plus de morale empêchant la consommation effrénée (la société de consommation et le « il est interdit d'interdire » enfantant « il est interdit de m'interdire de consommer »), plus de verticalité régissant les rapports sociaux (seul le critère de l'argent demeure), plus de distinctions (race, sexe, culture...) permettant ainsi la fabrication (et donc l'achat) d'identités à la demande (et remplaçables à l'infini) et plus de transmission (qui aurait mis un frein à cette dérive). Une complicité avec le système capitaliste que la majorité des soixante-huitards eux-mêmes n'avaient pas entrevu.
Nous voici donc arrivés au bout de la route du matérialisme rationaliste. Seul le capitalisme a survécu et le démocratisme libéral est le seule horizon qui semble permis à la planète entière. Le progressisme sans fin nous enseigne que lorsque nous ne saurons plus capables de nous distinguer les uns des autres, nous serons alors entrés dans les temps messianiques de la paix et du confort mondial.
Notre époque réunit toutes les caractéristiques de la décadence. Hubris, hédonisme débridé, incapacité à défendre les frontières, règne du laid et du malsain... Le cycle des Lumières est prêt à prendre fin.
IV. La fin d'un cycle
Nous parlions plus tôt d'être capables de tirer les enseignements de la période actuelle. C'est ici que le travail de l'historien prend toute sa dimension. Car pour tirer les leçons d'un système qui n'est pas encore mort, il faut être capable de prédire, de pressentir sa fin. Et de ses méditations sur l'histoire, Dominique Venner sait relever les signes universels d'une décadence ne pouvant qu'aboutir à la fin du système dont ce dernier est victime. Parmi les plus manifestes, il faut noter :
- La domination de l'homo-festivus.
- La fin de l'art comme « culture vivante ».
- La suprématie de l'argent.
- L'effondrement des « grandes valeurs structurantes ».
- L'Etat national, la famille, l'éducation en miettes.
- L'incapacité à défendre les frontières.
Ces signes ne trompent pas. Lorsqu'une civilisation n'est plus en état de défendre ses frontières, qu'elle est incapable de définir le Vrai et le Beau, lorsque toute verticalité a disparu, ses jours sont comptés. Ces signes que nous voyons se manifester jour après jour et qui provoquent notre toujours plus grande colère attestent de la fin de notre civilisation. Mais de quelle civilisation parlons-nous ? Il ne s'agit pas de la fin de la civilisation européenne dans son ensemble mais de la civilisation des Lumières. Partout, nous voyons s'effondrer les trois piliers des Lumières que sont :
- Utopie du progrès illimité.
- Hyper-individualisme.
- Universalisme idéologique.
Le fait que le monde actuel est incapable de répondre aux défis moraux (ou autres) qu'il traverse est un des signes les plus évidents de l'imminence de sa chute. L'effondrement général n'est donc plus qu'une question de temps et de volonté de notre part. Et notre tâche la plus immédiate sera de veiller à ce que la civilisation des Lumières n'entraine pas dans sa chute la civilisation européenne. Nous pourrions être pessimistes quant à notre capacité de réussir tel exploit mais deux choses doivent nous rassurer. Tout d'abord, il convient de savoir que tous les grands phénomènes, humains comme cosmiques, procèdent par cycles. Ce à quoi nous assistons n'est que la fin du cycle des Lumières. Si nous appréhendons la civilisation européenne sur la longue durée, nous voyons que ce n'est pas son essence même qui est responsable de son état. Que nos élites soient décadentes n'implique pas que le reste de nos populations le soient, quand bien même elles puissent nous exaspérer par leur apathie et leur soumission. La majorité d'entre nous est toujours choquée par les horreurs de l' « art » contemporain. L'esprit d'invention et de conquête est toujours porté par les ingénieurs de France et d'Europe. La volonté de défendre notre civilisation se fait chaque jour un peu plus forte malgré le lavage de cerveau qui nous est imposé depuis des décennies.
Comme le dit Dominique Venner durant tout le chapitre 10, l'Europe est en dormition. Les coups portés par deux guerres mondiales, le rationalisme des Lumières, le matérialisme capitaliste et communiste, l'universalisme hérité du christianisme ont plongé les Européens dans un sommeil qui les fait peu à peu sortir de l'histoire. Mais la contemplation de notre histoire et des multiples tragédies que nous sûmes surmonter doivent justement nous donner foi dans notre capacité à affronter cette nouvelle épreuve. C'est ce qui permet à Dominique Venner de clamer dans Le choc de l'histoire 16 :
« Concernant les Européens, tout montre selon moi qu'ils seront contraints d'affronter à l'avenir des défis immenses et des catastrophes redoutables qui ne sont pas seulement celles de l'immigration. Dans ces épreuves, l'occasion leur sera donnée de renaître et de se retrouver eux-mêmes. Je crois aux qualités spécifiques des Européens qui sont provisoirement en dormition. Je crois à leur individualité agissante, à leur inventivité et au réveil de leur énergie. Le réveil viendra. Quand ? Je l'ignore. Mais de ce réveil je ne doute pas ».
V. Le recours à la source pérenne
La fin de la démocratie libérale qui signe également la fin du cycle des Lumières nous montrera que nous ne sommes pas morts. Que nous sommes capables de faire à nouveau jaillir l'essence qui fait de nous des Européens. C'est là l'enseignement principal que l'on tirera de l'expérience du démocratisme. Cette essence, c'est celle de nos origines, c'est celle qui permet de définir notre plus longue Tradition, soit ce qui ne passe pas lorsque tout change pour reprendre la définition de Dominique Venner. Plus enthousiasmant encore, notre Mémoire permet de répondre précisément aux excès de notre temps. Nous avons dit précédemment que l'un des trois piliers des Lumières était l'hyper-individualisme. Que ce pilier s'effondre ne veut pas pour autant dire que les gens ne sont pas gangrénés par lui et pourrons facilement passer à un système anti-individualiste. C'est ce qui pourrait faire douter à juste titre nombre des nôtres quant à nos chances de nous relever. Et pourtant, lorsque l'on se rapporte à notre plus longue Mémoire, nous voyons une Tradition ou l'individu est célébré. Ainsi, Dominique Venner nous dit (P384) : « La reconnaissance et l'exaltation de l'individuité (le fait d'être porteur d'une individualité) sont consubstantielles à l'Europe de toujours, alors que la plupart des autres grandes cultures ignorent l'individu et ne connaissent que le groupe. Les poèmes fondateurs de la tradition européenne, l'Iliade et l'Odyssée, exaltent tous les deux l'individuité des héros aux prises avec le destin. Ces poèmes n'ont d'équivalent dans aucune autre civilisation. Ils chantent les héros sur le mode épique (l'Iliade est la première des épopées) et sur celui du roman (l'Odyssée est le premier de tous les romans). Par définition, les héros sont l'expression d'une forte individuité. Ce sont des personnes au sens grec du mot. Non des personnes de naissance (à sa naissance, le petit individu n'est rien, sinon à l'état potentiel). Devenir une personne se mérite par effort continu et formation de soi (se donner une forme intérieure). Avant d'avoir des droits, la personne a d'abord des devoirs à l'égard d'elle-même, de sa lignée, de son clan, de sa cité, de son idéal de vie. Les Européens, qui portent en eux l'héritage grec par atavisme et par imprégnation culturelle, ont reçu en héritage ce legs ».
Pour sortir de notre dormition, il nous faudra nous réaffirmer en tant qu'Européens, c'est-à-dire affirmer notre altérité et laisser s'exprimer une véritable conscience européenne. Les textes fondateurs de l'Europe, l'Iliade et l'Odyssée, contiennent la quintessence de l'âme européenne. Fils et filles d'Ulysse et de Pénélope, nous sommes ainsi héritiers d'une lignée de sang et d'esprit à laquelle chacun se doit d'être fidèle.
En invoquant ainsi l'Iliade 17 et l'Odyssée 18, Dominique Venner nous ramène aux sources de notre civilisation. Celle qui est le fruit des peuples indo-européens (que Venner préfère appeler Boréens pour signifier notre origine circumpolaire). Ces textes sacrés, les premiers écrits d'Europe, ne font que retranscrire la vision du monde et le socle spirituel communs à tous les Européens, qu'ils soient de lignée celte, germanique, slave, latine ou hellénique. C'est une mémoire de près de trente siècles qui est ainsi incarnée dans ces deux textes les plus sacrés de notre continent. Invoquer l'Iliade et l'Odyssée, c'est aussi briser l'universalisme dans lequel nous disparaissons. C'est revendiquer une lignée, proclamer que nous sommes les fils d'Ulysse et de Pénélope là où les Juifs sont les fils d'Abraham et les Arabes les fils de Mahomet. C'est penser notre altérité aussi bien mentale que physique. C'est être capable d'embrasser une véritable conscience européenne, vieille de trois millénaires, portée par les idéaux aristocratiques des héros de l'Iliade. Et face à l'idéologie du progrès, nous opposerons le rejet de l'hubris, soit la mesure comme norme absolue. Face au défaitisme et à la lâcheté, nous opposerons la vision tragique de l'existence commune à tous les peuples originels d'Europe et portée par la véritable immortalité pour les Européens : la gloire impérissable. Face au désenchantement du monde, nous réaffirmerons la sacralité de toute chose : de l'amour à la guerre, de la nature au cosmos, de l'homme comme de la femme, de l'action comme de la réflexion.
Le recours à la source pérenne nous portera comme elle porta la Renaissance. Nous aurons à cœur de cultiver cette excellence si chère à nos yeux et qui ne pourra s'incarner que dans la venue d'une nouvelle aristocratie européenne. Elle incarnera la Tradition et elle défendra l'Europe contre les aristocraties de l'argent qui nous ont déclaré la guerre. C'est là l'ultime leçon à tirer de l'époque présente : sans aristocratie, il n'y a que soumission.
Pour le SOCLE
Enseignements du Siècle de 1914:
- Les grands changements historiques comme l'industrialisation, l'éducation des masses, la mort de Dieu, le rationalisme... modifient les nations en profondeurs. Une fois acceptés, il faut composer avec celles de leurs conséquences qui sont irrémédiables.
- La contre-révolution est donc une erreur. Revenir à un état passé, c'est se condamner à subir de nouveau les mêmes revers. La solution réside dans la révolution conservatrice.
- L'histoire nous montre qu'elle ne se laisse pas contrôler, mais l'on peut fortement orienter, dévier son cours.
- L'individu (en particulier européen) peut donc agir sur son destin.
- Le cycle des Lumières va prendre fin. Ce sera alors l'occasion pour les Européens de sortir de leur dormition et de revenir à la source pérenne, d'enfin redevenir eux-mêmes.
- Une nouvelle aristocratie sera alors indispensable.
Bibliographie
- Le Siècle de 1914. Dominique Venner. Pygmalion
- Comment peut-on être païen ? Alain de Benoist. Albin Michel
- Les religions de l'Europe du nord. Régis Boyer, Evelyne Lot-Falck. Fayard-Delanoël
- Histoire de l'Europe au XIXe siècle. Benedetto Croce. Gallimard/Idées
- La polyphonie du monde. Intervention de Jean-François Gautier. Colloque ILIADE 2015
- Histoire et tradition des Européens. 30 000 ans d'identité. Dominique Venner. Éditions du Rocher
- Le Nomos de la terre dans le droit des gens du jus publicum europaeum. Carl Schmitt. PUF
- Que faire ? Lénine. Seuil
- Pour une critique positive. Dominique Venner. Idées
- Qu'est-ce que le fascisme ? Emilio Gentile. Folio histoire
- La philosophie politique à Rome d'Auguste à Marc- Aurèle. Alain Michel. Société d'études Latines de Bruxelles
- Le Triomphe de la volonté. Leni Riefenstahl. 1935
- Lieutenant de Panzers. August von Kageneck. Perrin
- Déclaration d'indépendance des États-Unis d'Amérique. Source: wikisource (Déclaration unanime des treize états unis d'Amérique)
- Statistiques de l'Eglise catholique en France (guide 2014). Site internet de l'église catholique en France
- Le Choc de l'Histoire. Dominique Venner. Editions Via Romana
- L'Iliade. Homère. Traduit du grec par Frédéric Mugler. Babel
- L'Odyssée. Homère. Traduit du grec par Victor Bérard. Folio Classique