Fides et Ratio est l’ultime encyclique papale parue au XXe siècle2. Elle s’inscrit dans la longue tradition européenne de réflexion quant aux rapports entre la théologie et la philosophie et à pour but d’exposer les relations qu’entretiennent la Foi et la Raison et ainsi d’éclairer la position de l’Église sur la philosophie. Elle est découpée en sept chapitres portant sur les modalités de cette relation, appuyée sur la Tradition et à la lumière des phénomènes contemporains. Dans ses constats et ses conclusions, elle se comprend comme un antidote contre les grands maux frappant actuellement l’Occident et l’Église que sont la perte généralisée de sens, la postmodernité chrétienne dévoyée et le nihilisme. L’impératif de son exposition provient de la nécessité de résorber cette profonde crise, nécessité qui apparait d’ores et déjà comme le plus grand combat que l’Église aura à mener en ce début de IIIe millénaire.
Vaslav Godziemba, pour le SOCLE
La critique positive de l'encyclique Fides et Ratio au format .pdf
« La foi et la raison sont comme deux ailes qui permettent à l'esprit humain de s'élever vers la contemplation de la vérité »
S.S. Jean-Paul II
I. L’auteur de l’encyclique Fides et Ratio : saint Jean-Paul II
Né Karol Józef Wojtyła à Wadowice en Pologne le 18 mai 1920, et mort au Vatican le 2 avril 2005, Jean-Paul II est le 264e pape de l'Eglise catholique romaine et seul pape polonais de l'Histoire. Son pontificat, un des plus longs jamais recensés, est associé à l'entrée de l'Eglise dans la modernité. Conscient très tôt de la nécessité de réforme de l'Eglise pour répondre aux périls de la modernité et de la postmodernité européennes, il en portera le sceau tout au long de sa vie. Véritable pont théologique entre les conciles de Vatican I et de Vatican II, il fut un défenseur systématique de la dignité humaine et du dialogue inter-religieux.
Sa défense des Droits de l'Homme, loin d'être le révélateur d'un post-christianisme messianique tel qu'on peut retrouver chez Jean XXIII ou l'actuel pape François, a été le biais politique et spirituel de sa lutte contre ce qu'il nommait les « poisons de l'esprit » que représentait le nihilisme, le libéralisme et surtout le communisme1. Considéré par ses pairs, Benoit XVI le premier, comme l'un des meneurs politiques et des théologiens les plus influents du XXe siècle, il a su renouveler et poursuivre au long de sa vie et de ses mandats ecclésiastiques le travail des pères de l'Eglise européens. Saint-Thomas d'Aquin reste à cet égard son modèle indépassable, par sa spiritualité, sa pédagogie, et le génie dont il a fait preuve en décelant que « La foi et la raison sont comme deux ailes qui permettent à l'esprit humain de s'élever vers la contemplation de la vérité ».
Il sera béatifié le 1er mai 2011 puis canonisé le 27 avril 2014, pour son apport décisif à l'Eglise catholique Romaine à un tournant de l'histoire et de notre civilisation.
II. Critique Positive de l'Encyclique Fides et Ratio
Chapitre premier : la révélation de la sagesse de Dieu
Le premier chapitre de l’encyclique traite sur le mode de l’apologétique chrétienne de l’intelligence de la foi par rapport à l’intelligence de la raison, et du rôle central de Jésus-Christ dans la révélation à l’homme de cette intelligence.
Le pape affirme que toute la connaissance que l’Eglise propose ne provient pas de sa propre spéculation, mais de l’idée fondamentale qu’elle a su « accueillir la parole de Dieu dans la foi ». Même dans la théologie la plus raffinée, ce qui donne sa consistance à la connaissance n’est jamais fondamentalement à rechercher dans la réflexion humaine, mais bien dans les lumières de Dieu. Face au rationalisme extrême, attaquant la foi sous le prétexte qu’il faudrait rejeter « toute connaissance qui ne serait pas le fruit des capacités naturelles de la Raison », le pape rappelle qu’il y a une connaissance propre à la Foi. Reprenant les conclusions de la Constitution Dei Filius issu du concile de Vatican I (absent par ailleurs de Vatican II), Jean-Paul II déclare qu’il existe deux ordres de connaissances, distincts par leurs principes et leurs objets et absolument complémentaires : l’un visant la vérité philosophique (de Ratio) et l’autre la vérité de la Révélation (de Fides).
Et c’est évidemment la figure de Jésus-Christ qui porte en lui cette complétude entre l’intelligence de la foi et l’intelligence de la raison. « Jésus révèle le Père » selon le pape, et son incarnation « permet de voir se réaliser la synthèse définitive que l’esprit humain, à partir de lui-même, n’aurait pas pu imaginer : L’Eternel entre dans le temps, le Tout se cache dans le fragment, Dieu prend le visage de l’homme ».
Concernant la raison, celle-ci est par essence limitée lorsqu'elle tente de comprendre le « mystère » de la Révélation. Car en effet seule la Foi permet d'appréhender la transcendance divine. La Raison cependant, pour laquelle Benoit XVI rappellera en 2006 que son usage est de l'ordre du devoir pour un catholique romain, ne participe pas d'une dichotomie définitive avec la Foi. Pour comprendre Dieu et la Création, elle est au contraire l'arme la plus redoutable de l'Homme, mais doit laisser naturellement sa place, dans sa finalité herméneutique, à l'intelligence de la Foi. Le Pape note à cet égard ici le rapport intime liant Vérité et Liberté. La Foi est un processus, dans le dogme chrétien, éminemment sous-tendu par l'intime de chaque être, son libre-arbitre. C'est librement que l'Homme choisit d'embrasser la foi, et donc la Vérité parachevée du monde. Et la Vérité de Dieu rend hommage à cette liberté. Cette logique raisonne dans l'évangile de Jean (8,32) : « Vous connaitrez alors la Vérité et la Vérité vous libérera ». Et c'est en cela qu'il convient de comprendre la pensée de St. Augustin, conciliateur par excellence de la pensée grecque et de la spiritualité chrétienne : « Ne va pas au dehors, rentre en toi-même. C'est dans l'homme intérieur qu'habite la Vérité ».
Chapitre deuxième : Foi et Raison dans l’Ancien et le Nouveau Testament
Le deuxième chapitre de l’encyclique met en lumière les liens unissant la raison et la Foi dans l’Ancien Testament et les textes hébraïques et traite des nouveautés qu’apportent le Nouveau Testament et le message de Jésus-Christ.
Les textes de l’Ancien Testament ne sont pas exsangues de réflexions concernant Raison et Foi. Ici l’adéquation entre les deux, pour des raisons historiques et culturelles, s’opère entre la Foi d’Israël et l’usage de la raison des peuples mésopotamiens, égyptiens et grecs (là où le christianisme la retrouve de manière bien plus achevée tout particulièrement entre le logos grec et la Foi chrétienne). La particularité du texte biblique réside dans le fait « qu’il existe une profonde et indissoluble unité entre la connaissance de la raison et celle de la foi ». Le monde, exploré et analysé par les outils de la raison, est vécu comme manifestation de la création et de l’intelligence divine. Ainsi il est impossible de connaitre le monde dans sa globalité sans « professer la foi en Dieu qui y opère ». Cité par le pape, on peut lire dans le Livre des Proverbes : « Le cœur des hommes délibère sur sa voie, mais c’est le Seigneur qui affermit ses pas » (16,9).
Figure 1 : « Pour comprendre Dieu et la Création, la Raison est (…) l'arme la plus redoutable de l'Homme, mais doit laisser naturellement sa place, dans sa finalité herméneutique, à l'intelligence de la Foi »
Allégorie de la Foi, Johannes Vermeer (1671 - 1674)
Par sa réflexion, Jean-Paul II affirme qu’Israël et l’Ancien Testament ont su « ouvrir à la raison la voie vers le mystère » en affirmant qu’il n’y a pas de compétitivité entre Fides et Ratio mais complémentarité. Un argument, connu chez Aristote, et reprit ici dans le livre de la Sagesse, est à cet égard exemplaire : l’argument de l’ordonnance et de la beauté du monde. Le texte sacré le dit en ces termes : « La grandeur et la beauté des créatures font, par analogie, contempler leur Auteur » (Sg 13,5). La raison ainsi non-surestimée mais valorisée, est un tremplin pour découvrir l’intelligence de Dieu.
Pour le pape, c’est tout naturellement le Nouveau Testament qui vient achever cette osmose engagée par les premiers textes hébraïques. Et ce sont les commentaires de Saint-Paul apôtre qui sont les plus éclairants à cet effet. Celui-ci affirme que dans l’Ancien Testament, la raison devait laisser place à la foi précisément car ne pas le faire était considéré a priori comme péché. C’est en terme dogmatique la Crainte de Dieu et l’Ordre du Monde qui faisait rendre ipso facto ses armes à la raison face à la foi. A contrario dans le dogme chrétien, unique en son genre, Dieu lui-même a décidé de se sacrifier par Amour pour les hommes ! Cet acte a été vécu comme pure folie pour la raison entendue selon l’Ancien Testament et les autorités juives ! Et c’est ici précisément, révèle Saint-Paul, l’insuffisance fondamentale de la raison à comprendre le geste de Jésus-Christ qui fait tomber cette-dernière face à la foi, sacralisée au sein du dogme par l’Amour de Dieu pour les hommes. Et le péché sera ainsi moins contenu dans l’acte de trouver une explication achevée du monde par la raison, que dans le reniement de Dieu par l’homme et via son libre-arbitre à un stade où embrasser la foi apparait le seul choix satisfaisant pour ne pas briser la cohérence du monde.
Chapitre troisième : la recherche de la Vérité par l’Homme
Au début du troisième chapitre, le pape rappelle une réflexion mise en lumière par Saint-Paul, reprise par la suite en tant que Vérité fondamentale dans le dogme chrétien : il y a « semés au plus profond du cœur des hommes, le désir et la nostalgie de Dieu ». Elle est une marque pour le dogme catholique de la main de Dieu, un fragment de divin au cœur de l’essence humaine. Celui-ci est à mettre en relation avec la recherche de Vérité propre à tout homme, et exprimée au cours des siècles par tous les produits de son intelligence : en littérature, en musique, en peinture, en sculpture, en architecture. Même la philosophie et les sciences, malgré leur volonté explicative se voulant par certains égards indépendantes de la recherche de Dieu, « exprime quelque chose de ce désir universel de Vérité de l’homme ». L’Homme, affirme le Saint-Père, seul être de la création capable de pensées spéculatives et réflexives, est pétri dès le départ d’interrogations et d’angoisses existentielles. La recherche de la Vérité présente en chaque homme en est induite, comme moyen de donner un sens à son existence et de satisfaire la compréhension qu’il a de lui-même au sein du monde. « L’Homme cherche un absolu qui soit capable de donner réponse et sens à toute sa recherche : quelque chose d’ultime, qui se place comme fondement de toute chose ». Et même quand l’homme évite la recherche de Vérité, à cause de « la nature limitée de sa raison ou de l’inconstance du cœur », il ne peut le faire que momentanément : personne ne peut durablement fonder sa vie, métaphysiquement et ontologiquement, sur le doute, l’incertitude ou sur le mensonge. C’est cette certitude fondamentale qui permet au pape de définir l’homme comme l’être qui cherche la vérité. Et ce désir de Vérité présent en tout homme donne à lui seul une première réponse sur sa capacité à pouvoir l’atteindre selon Jean-Paul II. A l’instar du chercheur qui ne perd pas de vue son intuition première selon laquelle son idée est bonne jusqu’à avoir prouvé et confirmé que son modèle marche, l’homme ne doit pas perdre de vue que les questions existentielles fondamentales doivent avoir une réponse définitive. Celle-ci est évidente pour le Saint-Père : Dieu lui-même. Jean-Paul II fait à ce moment l’analogie entre la confiance que l’on accorde à Dieu en embrassant sa Vérité par la croyance et celle que l’on accorde à un ami fidèle qui nous confierait une Vérité. De la même façon que dans une relation d’amitié sincère et fidèle, nous pouvons croire les vérités que l’autre nous offre sans les remettre en cause, l’homme dans sa relation confiante avec Dieu accepte sans borne sa Vérité éternelle et apaisante. Et le Pape de conclure que la Vérité est atteinte « non seulement par une voie rationnelle, mais aussi par l’abandon confiant à d’autres personnes, qui peuvent garantir la certitude et l’authenticité de la vérité même » et en dernières instance par « l’ordre de la grâce », dans lequel « lui est offerte la connaissance vraie et cohérente du Dieu Un et Trine ».
Chapitre quatrième : Connaissance de la Foi et connaissance de la Raison
Dans le chapitre quatre est examiné de façon plus « directe » le rapport entre la vérité révélée et la philosophie, soit entre la connaissance de la Foi et la connaissance de la Raison. Cela commence pour le pape par un retour sur les étapes significatives de la rencontre entre Fides et Ratio. Celle-ci s'effectue par la confrontation historique entre le monde hellénique et les Apôtres proclamant la bonne nouvelle dans tout le bassin méditerranéen. Dans cette optique, tel Paul lors de son voyage à Athènes, les penseurs chrétiens estimèrent plus sage de « mettre son discours en rapport avec la pensée des philosophes qui, depuis les débuts, avaient opposé aux mythes des conceptions plus respectueuses de la transcendance divine ». Ainsi les pères de la philosophie se désengageaient progressivement des mythes anciens dans leur explication du monde pour s'engager sur une voie qui correspondait aux exigences de la raison Universelle, fondée tout particulièrement sur la nouveauté de l'unicité et la transcendance du « Premier Principe » du cosmos. Et c'est sur cette base que les Pères de l'Eglise entreprirent leur dialogue fécond avec les philosophes de l'Antiquité. Certes la réalité n'était pas toute idyllique cependant, et les deux bords étaient réticents à l'idée de confondre leur modèle respectif. Saint-Paul mettra ainsi en garde les Colossiens contre une explication du monde uniquement fondée sur la philosophie, « vaine » par nature, car niant le message de Jésus-Christ, là où Celse accusera les chrétiens d'être une population « illettrée et frustre ».
Néanmoins l'œuvre commune de christianisation de la pensée grecque finit par se faire naturellement, là où la Foi chrétienne venait apporter consistance spirituelle et sérénité à l'édifice bâti par le logos. Le Saint-Père souligne à cet effet l'influence des Pères Cappadociens, de Denys et surtout du « grand Docteur d'Occident » Saint-Augustin. Ce dernier, après s'être essayé à toutes les philosophies antiques, se convertit radicalement au message chrétien. Il écrit : « je sentais que, chez la doctrine catholique, il était demandé avec plus de mesure de croire ce qui n'était pas démontré ». L'évêque d'Hippone ne rejeta cependant pas, loin s'en faut, l'apport de la raison grecque. Il produisit même une synthèse fondamentale, qui restera inégalée pendant des siècles, entre spéculation théologique et philosophique (en l'occurrence platonicienne). Chez lui, « la grande unité du savoir, qui trouvait son fondement dans la pensée biblique, en vint à être confirmée et soutenue par la profondeur de la pensée spéculative ».
Il ne faut pas nier par ailleurs naïvement qu'il y ait eu une épuration de certains concepts helléniques pour soir à la doctrine catholique. La question rhétorique de Tertullien l'illustre bien : « Qu'ont de commun Athènes et Jérusalem ? L'académie et L'Eglise ? ». Mais il s'est avéré historiquement que la conscience des convergences ne portait chez les Pères nulle atteinte à la reconnaissance des différences. La raison fondamentale sera redite par la scolastique de saint-Anselme. Pour le christianisme, la raison ne fait pas compétition essentielle à la foi, car elle est tout bonnement incapable d'exprimer via ses catégories un jugement sur son contenu. Elle est ici inopérante. Et Jean-Paul II de conclure que cette harmonie fondamentale et admirable provient du fait que « la foi demande que son objet soit compris avec l'aide de la raison » et que « la raison, au sommet de sa recherche, admet comme nécessaire ce que présente la foi ».
A la suite de son exposé l'influence des pères de l'Eglise de l'Antiquité, le Pape s'arrête sur la pensée de Saint Thomas d'Aquin. Pour le Docteur Angélique, la valeur de la rationalité est capitale. Ses commentaires sur la pensée aristotélicienne et sa réussite dans la conciliation de celle-ci avec le dogme catholique en sont les preuves définitives s'il en fallait. La foi est pour St. Thomas « un exercice de la pensée ». « La raison de l'Homme n'est ni anéantie, ni humiliée lorsqu'elle donne son assentiment au contenu de la Foi, celui-ci est toujours atteinte par un choix libre et conscient ». Son intuition géniale, selon le pape, a été de « concilier le caractère séculier du monde et le caractère radical de l'Evangile ». Ainsi il échappe à la tendance trop chrétienne de « nier le monde et ses valeurs », sans manquer par ailleurs aux « inflexibles exigences de l'ordre surnaturel ». Sommet de la conciliation entre Foi et Raison, mis en place dans son projet de « Théologie Rationnelle », il a été reconnu par le Magistère de l'Eglise comme l'« apôtre de La Vérité », titre unique dans l'Histoire de l'Eglise. Pour Jean-Paul II : « sa philosophie est vraiment celle de l'être et non du simple apparaitre ». Jean-Paul II expose à partir de là que la tragédie spirituelle qui touche l'Europe trouve une de ces explications dans le « drame » de la séparation entre la Foi et la Raison. A la pensée médiévale, apogée de l'osmose entre Foi et Raison, a suivi la lente et constante progression d'un esprit excessivement rationaliste, dont notre époque représente l'aboutissement malade. Et L'Eglise n'était malheureusement pas étrangère à ce changement de paradigme, porteuse des germes de la dérive à venir. Reconnaissant son plein droit à la Raison de s'épanouir, elle lui reconnut l'autonomie dont elle avait nécessairement besoin dans cette optique. L'autonomie s'est alors transformée en émancipation, et l'émancipation en reniement pathologique. Le mouvement de séparation a atteint son paroxysme au XIXe siècle, lorsque que le rationalisme devenu humanisme athée allait tenter de se substituer en forme de millénarismes postchrétiens à Dieu et au message salvifique du Christ. Les totalitarismes du XXe n'en seront que la conséquence dégénérée. Finalement à partir d'un temps, le rationalisme lui-même est entré en crise, conduisant au nihilisme, grande fascination contemporaine, qui fait de la volonté de volonté l'essence du monde, de l'éphémère et du fugace une fin en soi, et du relatif la seule vérité encore valable. La philosophie et les sciences mêmes ont subi les conséquences de cette séparation entre Fides et Ratio, cantonnées respectivement à un positivisme exacerbé et un utilitarisme instantané. Le pape constate finalement gravement que « la conséquence finale en a été que la Raison, privé de la Foi, n'était plus en état de connaitre le vrai et de rechercher l'Absolu ; et dans le même temps la Foi, privé de la Raison, a mis l'accent sur le sentiment, le mysticisme et la multiplication des "expériences", et court le danger d'être réduite à un mythe, ou à une superstition hyper-subjective ».
Chapitre cinquième : Les interventions du Magistère de l’Eglise dans le domaine
philosophique
Le premier point fondamental du chapitre cinq est l’affirmation que l'Eglise ne met pas a priori en avant une philosophie par rapport à une autre. Toutes se valent théoriquement si tant est que le juste exercice de la recta ratio, la Raison droite, est mis à contribution. Une philosophie bridée a priori par des instances idéologiques, qui ne procéderait pas à la lumière de la Raison selon ses principes propres « ne serait pas d'un grand secours ». Cependant face aux dérives, spécialement moderne, dans laquelle la pensée philosophique est tombée selon Jean-Paul II, le Magistère a le devoir absolu d'exprimer son jugement quant à la compatibilité des conceptions fondamentales des écoles philosophiques avec la parole de Dieu. En ce sens le pape incite les philosophes à une forme d'humilité, par lesquels ces-derniers devraient être théoriquement guidés, face à la Vérité. Aucune forme historique ne peut prétendre embrasser la totalité de la Vérité, si achevée qu'elle soit.
Figure 2 : « A la pensée médiévale, apogée de l'osmose entre Foi et Raison, a suivi la lente et constante progression d'un esprit excessivement rationaliste, dont notre époque représente l'aboutissement malade »
Effet d’un obus dans la nuit, Georges Scott (1915)
Le Magistère de l'Eglise s'est à cet égard particulièrement exercé le siècle dernier en censurant deux dérives principales : le fidéisme d'une part, qui ne reconnait pas l'importance de la connaissance rationnelle et de la Sainte Tradition, confinant à ce que le Saint-Père nomme un « biblicisme littéral » à rapprocher de certains courants protestants ; et le rationalisme d'autre part, pour les raisons déjà évoquées. Et c'est le concile de Vatican I, dans la constitution Dei Filius, qui porte le sceau le plus achevé de ce combat salutaire.
Contre toutes les formes de rationalisme, Jean-Paul II, reprenant les conclusions de Vatican I, affirme qu'il a fallu « affirmer la distinction entre les mystères de la foi et les découvertes philosophiques, ainsi que la transcendance et l'antériorité des premiers par rapport au secondes » ; et contre le fidéisme « qu'il était nécessaire de réaffirmée l'unité de la Vérité et donc de la contribution positive que la connaissance rationnelle doit apporter à la connaissance de la foi ». Cette assertion est sous-tendue naturellement par une vérité théologique mise en lumière par la scolastique de St. Thomas, considérant qu'« il ne peut y avoir de réel désaccord entre la foi et la raison, étant donné que c'est le même Dieu qui révèle les mystères et communique la foi » et dans le même temps « qui fait descendre dans l'esprit humain la lumière de la raison », et le pape de conclure « que Dieu ne pourrait se nier lui-même ni le Vrai contredire jamais le Vrai ».
Il est à noter que Jean-Paul II associe le communisme, l'existentialisme et l'historicisme à des formes de rationalisme ou à des conséquences de ce-dernier, et affirme que ces doctrines trouvaient leur origine « complètement en dehors du Bercail du Christ ». Dans le cadre du SOCLE et en accord avec le devoir de critique positive qui est le nôtre, et avec toute la déférence que je dois à la figure de Jean-Paul II, on ne manquera pas de faire remarquer qu'en rester à déclarer qu'il n'y a aucun lien entre ces formes idéologiques et une partie du dogme chrétien est très insuffisant. On rappelle ici à titre d'exemple que plus qu'un rationalisme, le communisme est surtout et avant tout un post-christianisme dévoyé. Ne pas le reconnaitre reviendrait à ne pas s'attaquer à un des problèmes fondamentaux de la civilisation européenne.
Mais le magistère ne s'est bien évidemment pas borné à une mise à l'index systématique des doctrines philosophiques. Et c'est à l'époque moderne que le pape Léon XIII par son encyclique Aeterni Patris, incarne dans la droite ligne de St. Thomas d'Aquin cette volonté de synergie harmonieuse entre Foi et Raison. Cet appel pontifical a eu beaucoup d'heureuses conséquences, ainsi la formation de courants néothomistes, stimulée par l'étude historique moderne. Parallèlement à cet appel, bien des penseurs ont conçu des synthèses d'une qualité n'ayant rien à envier au sommet de l'idéalisme : synthèses de l'épistémologie moderne et de la foi chrétienne ; analyses scientifiques immanentes permettant de s'élever vers le transcendant ; conjugaison des exigences de la Foi avec la méthodologie phénoménologique, pour les principales.
Il convient de rappeler finalement selon le Pape que l'acceptation post-moderne de la Vérité qui voudrait qu'il n'y ait que des interprétations, pas de fait en soi, et que toutes les opinions se valent, est déjà un révélateur en raisonnant par l’absurde de l’inconsistance de la thèse. Le Saint-Père espère ainsi « vivement que ces difficultés seront dépassées par une formation philosophique et théologique intelligente », pour les clercs comme pour les fidèles, « qui ne doit jamais être absente de l'Eglise ».
Chapitre sixième : Intérêt de la philosophie pour la Foi
Le chapitre six apparait fondamentale pour Jean-Paul II, et traite du grand intérêt que l’Eglise a accordé à la philosophie et en quel sens. Car l’usage de la raison, loin de s’opposer frontalement à la foi chrétienne, a vocation à sublimer les réflexions théologiques.
La théologie s’organise en deux principes méthodologiques intimement liés : l’auditus fidei et l’intellectus fidei. Selon l’auditus fidei « la théologie s’approprie le contenu de la Révélation de la manière dont il s’est progressivement développé dans la sainte Tradition, dans les saintes Ecritures et dans le Magistère vivant de l’Eglise » ; et par l’intellectus fidei, « la théologie veut répondre aux exigences spécifiques de la pensée, en recourant à la réflexion spéculative ».
Et pour les deux principes, la philosophie apporte sa contribution décisive :
- Dans l’auditus fidei, l’usage de la raison est fondamental à deux points de vue : premièrement car elle est nécessaire pour parvenir à des interprétations correctes et cohérentes de la sainte Ecriture, via l’analyse conceptuelle et sa capacité à replacer l’Ecriture dans un système philosophique ou linguistique donné. L’exemple de la Septante, écrite en grec ancien, illustre à merveille la démarche ; et deuxièmement car elle est nécessaire au théologien pour exposer des concepts et des termes avec lesquels l’Eglise pense et élabore son enseignement.
- Dans l’intellectus fidei, l’idée centrale est d’exprimer dans le message des Ecritures et de la Tradition une « cohérence d’ensemble ». Ainsi le medium le plus à même de répondre à ce besoin d’une « intelligibilité propre » est précisément l’usage de la raison et de son pouvoir de donner une consistance logico-déductive à un système.
Et le Saint-Père de poursuivre que les deux formes classiquement distinctes en occident de théologies, la théologie dogmatique et la théologie morale, ne pourraient accomplir leur tâche sans l’apport de la philosophie :
- La théologie dogmatique doit être en mesure d’articuler le sens universel du mystère de Dieu. Elle le fait à travers des développements conceptuels, « qui se doivent d’être formulés de manière critique et universellement communicables ». Ainsi sans l’usage de la raison, il s’avérerait impossible d’illustrer, de comprendre et de transmettre les thèmes théologiques, tels que le langage sur Dieu, les relations personnelles à l’intérieur de la Trinité, l’action de création de Dieu dans le monde, le rapport entre Dieu et l’homme, l’identité du Christ, mais aussi simplement de manier des concepts comme la conscience, la liberté, la responsabilité personnelle, etc.
- La théologie morale, quant à elle, a selon Jean-Paul II bien plus encore besoin de la raison. Contrairement à l’Ancien Testament qui codifiait de façon systématique l’éthique et les ordonnances morales du peuple d’Israël, le Nouveau Testament, dont l’apport décisif a été de créer la responsabilité du croyant au-delà de la Loi même, ne présente pas en ce sens la même consistance morale juridique. Jean-Paul II déclare qu’à cet effet, c’est à sa raison que le croyant doit se référer pour l’aider dans ses choix. « Pour appliquer les enseignements et les préceptes ponctuels de l’Evangile aux circonstances particulières de la vie individuelle et sociale, le chrétien doit être en mesure d’engager à fond sa conscience et la puissance de son raisonnement ».
A la lumière de ces considérations, le pape invite à placer la relation qui doit s’instaurer entre la théologie et la philosophie sous « le signe de la circularité » entre les deux pôles que sont « la parole de Dieu et sa meilleure connaissance ». « Il est essentiel que la raison du croyant exerce ses capacités de réflexion dans la recherche du vrai à l’intérieur d’un mouvement qui, partant de la parole de Dieu, s’efforce d’arriver à mieux la comprendre ».
Une remarque importante que Jean-Paul II apporte, et qui a toute sa place au sein de la réflexion du SOCLE, concerne le phénomène dit d’inculturation de la foi catholique. Thème déjà évoqué à l’occasion de la présentation du discours de Ratisbonne3, l’inculturation est le processus par lequel la foi catholique se retrouve imprégnée du terreau culturel et donc philosophique au sein duquel elle s’épanouit. Le message de l’Evangile étant par essence universel, une réflexion autour de ce thème apparait primordiale. Car en effet si l’universalité implique l’égalité en dignité de la totalité des cultures, il est légitime de s’interroger a priori en quoi le terreau culturel européen puisse être préférable à ceux qui furent évangélisés par la suite, en Chine, en Inde, en Afrique ou ailleurs. Et Jean-Paul II y répond en ces termes : « l’Eglise ne peut pas laisser derrière elle ce qu’elle a acquis par son inculturation dans la pensée gréco-latine. Refuser un tel héritage serait aller contre le dessein providentiel de Dieu ». Parfaitement conscient de l’apport fondamental de Rome et d’Athènes à la foi chrétienne en tant qu’instigatrice du juste usage de la Raison Universelle, le pape rappelle en ce sens le rôle prééminent de la culture préchrétienne européenne dans le processus d’épanouissement de la foi et du message divin.
Chapitre dernier : Exigences actuelles posées par la théologie à la philosophie
Le pape déclare que la conviction fondamentale du message contenue dans le Bible est que la vie humaine et le monde ont un sens et sont orientés vers leur accomplissement, qui se réalise en Jésus-Christ. Ainsi lorsqu’on analyse notre époque contemporaine, l’un des aspects les plus marquants est précisément la « crise du sens », enfermant l’homme dans le poison nihiliste du « A quoi bon ? » et de l’instantanéité de l’existence. Ce phénomène trouve par ailleurs son amplification dans la fragmentation généralisée du savoir. Là où les Anciens avaient le mérite de fournir systématiquement un système achevée du monde, notre époque ne théorise pas de système embrassant le Tout. Même les sciences dures, fortes de leur logico-déduction systématique, sont impactées, victime de la négation de l’ethos dans leur pratique et d’une hyper-technicisation du savoir. Face à cette dérive, Jean-Paul II propose que la philosophie retrouve sa dimension sapientielle de recherche du sens ultime et globale de la Vie.
Figure 3 : « L’Eglise ne peut pas laisser derrière elle ce qu’elle a acquis par son inculturation dans la pensée gréco-latine. Refuser un tel héritage serait aller contre le dessein providentiel de Dieu »
Vue du Forum Romain avec l’Église Santi Luca e Martina en arrière-plan
Son guide privilégié en la matière est naturellement la parole de Dieu, supportant en clé de voute l’édifice de la totalité du savoir rationnel. Une philosophie résolument phénoméniste ou relativiste se révèlera ainsi systématiquement inadéquate à approfondir la richesse de la Parole de Dieu. Seule la Recta Ratio peut porter une philosophie authentiquement métaphysique, et ainsi se rapprocher de l’Absolu divin. Car la conviction profonde du Saint-Père est la suivante : « partout où l’homme constate honnêtement un appel à l’absolu et à la transcendance, il lui est donné d’entrevoir la dimension métaphysique du réel : dans le vrai, dans le beau, dans les valeurs morales, dans la personne d’autrui, et en dernière instance en Dieu même ». Ce retour de la métaphysique et de la Vérité en tant qu’Une et absolue est pour lui la « voie nécessaire pour surmonter la crise actuelle ». A la suite des Pères de l’Eglise, de Saint Thomas d’Aquin, de Léon XIII, préparant ainsi les encycliques de son successeur Benoit XVI, Jean-Paul II demeure convaincu et persuadé que l’homme est capable de parvenir à une conception unifiée et organique du savoir. C’est pour le souverain pontife « l’une des tâches dont la pensée devra se charger au cours du prochain millénaire de l’ère chrétienne », abattant les « poisons de l’esprit moderne » que sont l’éclectisme, l’historicisme, le scientisme, le pragmatisme et le nihilisme.
III. Conclusion : La sortie de crise de l’Eglise et de l’Occident
Le pape exhorte en conclusion les théologiens à accorder une attention particulière aux implications philosophiques de la parole de Dieu. Porteur premier de la Vérité de la Foi, il leur demande de faire cohabiter dans un dialogue critique la sagesse théologique et le savoir philosophique, richesse incomparable de l’Europe et de la tradition chrétienne.
Son appel va ensuite aux philosophes et aux enseignants de philosophie. Jean-Paul II les exhorte de retrouver, dans le sillage des grands Grecs, les qualités de sagesse authentique et de vérité, y compris métaphysique, de la pensée philosophique. Le pape les presse de retrouver, à l’aide de la raison droite, l’idée directrice de la Vérité une et universelle, balayant les relativismes de tous bords.
Il s’adresse ensuite aux scientifiques, les remercie pour leur contribution fondamentale à l’avancement du savoir, à la compréhension du monde entendue comme l’œuvre du Créateur et à l’objective avancée technique rendant l’existence humaine plus digne. Il les exhorte à rester dans cette perspective sapientielle mise en avant par l’encyclique, et à ne jamais dissocier acquis technologiques et scientifiques d’avec les valeurs philosophiques et éthiques.
Enfin le dernier paragraphe, comme le veut la tradition papale millénaire, est destiné à l’Humanité toute entière, à l’Homme :
« À tous, je demande de considérer dans toute sa profondeur l'homme, que le Christ a sauvé par le mystère de son amour, sa recherche constante de la vérité et du sens. Divers systèmes philosophiques, faisant illusion, l'ont convaincu qu'il est le maître absolu de lui-même, qu'il peut décider de manière autonome de son destin et de son avenir en ne se fiant qu'à lui-même et à ses propres forces. La grandeur de l'homme ne pourra jamais être celle-là. Pour son accomplissement personnel, seule sera déterminante la décision d'entrer dans la vérité, en construisant sa demeure à l'ombre de la Sagesse et en l'habitant. C'est seulement dans cette perspective de vérité qu'il parviendra au plein exercice de sa liberté et de sa vocation à l'amour et à la connaissance de Dieu, suprême accomplissement de lui-même ».
Pour le SOCLE
- Il existe deux ordres de connaissances, distincts par leurs principes et leurs objets et absolument complémentaires : l’un visant la vérité philosophique (de Ratio) et l’autre la vérité de la Révélation (de Fides)
- La figure de Jésus-Christ qui porte en lui cette complétude entre l’intelligence de la foi et l’intelligence de la raison
- La raison est un tremplin pour découvrir l’intelligence de Dieu
- La Vérité est atteinte « non seulement par une voie rationnelle » et en dernières instance par « l’ordre de la grâce »
- La tragédie spirituelle qui touche l'Europe trouve une de ces explications dans le « drame » de la séparation entre la Foi et la Raison
- La Raison, privée de la Foi, n'était plus en état de connaitre le vrai et de rechercher l'Absolu
- La Foi, privé de la Raison, a mis l'accent sur le sentiment, le mysticisme et la multiplication des "expériences", et court le danger d'être réduite à un mythe, ou à une superstition hyper-subjective
- Le communisme, l'existentialisme et l'historicisme sont des formes de rationalisme ou de conséquences de ce-dernier
- L’Eglise ne peut pas laisser derrière elle ce qu’elle a acquis par son inculturation dans la pensée gréco-latine. Refuser un tel héritage serait aller contre le dessein providentiel de Dieu
- Il y a un rôle fondamental de la culture préchrétienne européenne dans le processus d’épanouissement de la foi et du message divin
- Face aux poisons de l’esprit, face à cette dérive, Jean-Paul II propose que la philosophie retrouve sa dimension sapientielle de recherche du sens ultime et globale de la Vie
- Le retour de la métaphysique et de la Vérité en tant qu’Une et absolue est pour lui la voie nécessaire pour surmonter la crise actuelle
IV. Repères bibliographiques
- Carl Bernstein, Marco Politi, Sa Sainteté Jean-Paul II, Éditions Plon (1996)
- Jean-Paul II, Lettre encyclique Fides et Ratio du souverain pontife aux évêques de l’Eglise Catholique sur les rapports entre foi et raison (1998)
- Vaslav Godziemba, Critique Positive du Discours de Ratisbonne (2014)