Le discours de Ratisbonne est un discours prononcé le 12 Septembre 2006 à l’occasion d’une visite du pape Benoit XVI à l’Université de la même ville, au sein de laquelle il a enseigné pendant presque 20 ans, devant un parterre d’universitaires et d’étudiants de toutes disciplines. Le discours, intitulé « Foi, raison et université – Souvenirs et réflexions » est un exercice de mise en lumière des liens forts unissant la Foi et la Raison, à une époque où un occident déchristianisé aurait tendance à exclure irrémédiablement l’une au profit de l’autre.
Centré sur cette réflexion, le propos du pape sera décliné autour des rapports entre religions et violences, de la définition de l’identité européenne et du processus de déshellénisation de la pensée chrétienne à l’œuvre depuis la Réforme protestante. Ce texte, que les traditionnalistes considèrent comme la pierre angulaire d’une renaissance de la tradition au sein de l’Eglise Catholique Romaine, a été l’objet de vive polémiques dès sa parution dans les pays musulmans et les pays de tendances atlantistes en raison de passage faisant référence à un éclairage particulier donné à la question de la violence dans la doctrine de l’Islam3, et plus fondamentalement car il a été perçu par certaines forces politiques atlantistes4 comme l’expression d’un contre-pouvoir au modèle anglo-saxon dominant, soit comme une tentative d’affirmation claire et forte d’une assise, d’une identité, et donc d’une souveraineté éminemment européenne.
Vaslav Godziemba, pour le SOCLE
La critique positive du Discours de Ratisbonne au format .pdf
« La foi et la raison sont comme deux ailes qui permettent à l'esprit humain de s'élever vers la contemplation de la vérité »
S.S. Jean-Paul II
I. Repères biographiques et contexte de l’œuvre
L’auteur du discours de Ratisbonne : le pape Benoit XVI
Né Joseph Aloisjus Ratzinger, le 16 avril 1927 à Marktl, dans l'État libre de Bavière, en Allemagne, Benoit XVI est un prélat et théologien catholique allemand. Il exerce la charge d'évêque de Rome et est, selon la Tradition catholique, le 265e souverain pontife de l'Église catholique, du 19 avril 2005 au 28 février 2013, sous le nom de Benoît XVI. Fils de parents opposés au nazisme dès les prémisses de l’ascension d’Hitler, il est, à l'âge de quatorze ans, enrôlé de force dans les jeunesses hitlériennes. En 1944, il refuse d'entrer dans la Waffen-SS en faisant valoir son intention d'entrer au séminaire et est ordonné en 1951. S’en suit une ascension rapide au sein des rangs ecclésiales : il est nommé archevêque de Munich et Freising le 24 Mars 1977, puis fait cardinal-prêtre par Paul VI le 27 juin de la même année. Reconnu par ses pairs comme l’un des plus grands théologiens vivants, il est nommé préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, président de la Commission Biblique Pontificale et de la Commission Théologique Internationale. Le poste de préfet de la congrégation fait ainsi du cardinal Ratzinger l’un des hommes les plus puissants de la Curie romaine. En effet cette commission étant chargée de la juste application de la doctrine catholique, elle a par conséquent un pouvoir de coercition et décisionnel majeur1.
Réputé conservateur, le cardinal Ratzinger est élu le 19 avril 2005 pour succéder à Jean-Paul II. Le pontificat du pape Benoît XVI a été entaché de nombreuses polémiques suite à des prises de positions diverses concernant : le port du préservatif, l'homosexualité, l'Islam, la question identitaire, le sort des Amérindiens, la place des traditionnalistes au sein de l’Eglise. Il est aussi reconnu pour certaines de ses prises de position en faveur de l'écologie ou encore pour son combat contre la pédophilie dans l'Église et l'antisémitisme.
Ultime rebondissement de son ministère : le 11 février 2013, après un pontificat de huit ans, Benoit XVI renonce à ses fonctions. Il devient dès lors, et de façon absolument inédite, « Sa Sainteté Benoît XVI, pontife romain émérite ». Le pape émérite vit depuis retiré dans le Monastère Mater Ecclesiae, d'où il ne sort que pour quelques brèves apparitions, sur invitation du pape François.
Aux dernières nouvelles, Benoit XVI allait bien, et se reposait d’un pontificat qui l’avait « durement affaibli ». Il se consacre désormais à la lecture, à la réception d’étudiants en théologie et autres séminaristes2.
II. Critique Positive du Discours de Ratisbonne
Commentaire liminaire et structure du discours
Écrit dans une langue d'une clarté et d’une pédagogie peu répandue, on ressent dans tous les passages du texte cette « érudition dans la vulgarisation » propre au théologien que Jean-Paul II n'hésitait pas à qualifier d'« Homme le plus cultivé d'Europe ».
Le découpage de l'œuvre pourrait s'apparenter à celui d'une leçon, couronnée d’une brève introduction sur le rôle de l'Université dans les rapports unissant foi et raison, articulée en trois grands paragraphes : l'un sur les liens entre la Raison, la nature de Dieu et la Foi dans la doctrine Catholique, au cœur de ce qui forme ce que le pape nomme tout naturellement l'« identité européenne » et les raisons de l'existence de ces liens uniques ; le deuxième sur la crise de dé-raison que subit depuis plusieurs siècles déjà la doctrine de la Foi ; et enfin le dernier en forme d'appel au dépassement de cette crise et au retour à ce particularisme si propre à l'esprit européen : celui de la juste tempérance et de l’harmonie constructive entre la Foi (Fides) et la Raison (Ratio)5.
Critique Positive du discours
Ainsi le pape commence son discours par un bref retour sur l'atmosphère de travail de l'Université durant ses années d'enseignants académiques. Il y évoque la belle effusion intellectuelle et les relations informelles qui faisaient lois entre étudiants et professeurs, et surtout entre professeurs de différentes disciplines et facultés. « On se rencontrait avant et après la leçon dans les salles des professeurs. Les contacts avec les historiens, les philosophes, les philologues, et naturellement aussi entre les deux facultés de théologie étaient très étroits ». Il évoque l'expérience d'une Universitas, illustration du propos central de son discours, c'est-à-dire d'un véritable unisson entre les différentes disciplines de l'esprit scientifique, fondé sur l'utilisation de la Raison humaine sous toutes ses formes et déclinaisons (en mathématiques théoriques ou appliquées, physique, biologie, sciences humaines, etc.). Ce fut selon ses termes « l’expérience du fait que nous tous, malgré toutes les spécialisations, qui parfois nous rendent incapables de communiquer entre nous, formons un tout et travaillons dans le tout de l'unique raison dans ses diverses dimensions, en ayant ainsi ensemble également une responsabilité commune à l'égard du juste usage de la raison ».
Il se remémore néanmoins des propos polémiques tenus par un de ses collègues, ironisant sur le « fait étrange » que « deux facultés dans cette Université s'occupaient de quelque chose qui n'existait pas », insinuant ainsi que les deux facultés de théologie, parce que l'objet de leur étude était Dieu, n'avaient pas leur place au sein de l'Université. Cette saillie, pouvant passer pour une banale expression, peu heureuse, de la conviction d'un athée militant, apparait ici en réalité pour Benoit XVI l'illustration de la crise profonde que traversait l'esprit universitaire et intellectuel quant au rapport entre Foi et Raison humaine. Cette crise, dont on développe ici les tenants et aboutissants, est celle de la séparation drastique, sous couvert de scientificité parfaite, de Fides et de Ratio en tant qu'outils explicatifs du monde.
La rencontre merveilleuse de la Foi et du λογος
La première partie de la « leçon » du pape est celle attenants aux liens unissant Foi et Raison à la lumière des différences en la matière entre les doctrines musulmane et chrétienne catholiquea.
Pour illustrer son propos, le pape s'appuie sur une dialexis (controverse) qui opposait au XIVe siècle l'empereur byzantin Manuel II Paléologue et un grand érudit Persan sur les structures de la foi contenue dans la Bible et dans le Coran et notamment - dans l'optique de la réflexion autour de Fides et Ratio - sur un passage concernant le thème du « djihad », i.e. de la « guette sainte » dans la foi musulmane6. Ainsi l'empereur déclarait au persan « Montre-moi donc ce que Mahomet a apporté de nouveau, et tu y trouveras seulement des choses mauvaises et inhumaines, comme son mandat de diffuser par l'épée la foi qu'il prêchait ». Quoique historiquement corrects, ces propos sont loin de n'être qu'une saille malheureuse. Ils signifient plus profondément que pour le chrétien, « la diffusion de la foi à travers la violence est une chose déraisonnable ». Et l'empereur d'ajouter que « Dieu n'apprécie pas le sang » et que « ne pas agir selon la raison (i.e. sans violence) est contraire à la nature de Dieu »7. Cette dernière assertion est absolument décisive pour la compréhension des rapports unissant Foi catholique et Raison. Si le pape prend ici l'exemple de l'Islam, c'est pour mieux souligner la différence fondamentale qui le sépare du Catholicisme en la matière, et ainsi mieux cerner les spécificités de ce-dernier.
En effet en terre d'Islam, Dieu est d'une transcendance absolue. En des termes philosophiques, on avancera qu'il n'est lié à aucune de nos catégories. On rappelle ici que les catégories, au sens kantien ici entendu par le pape, sont les facultés composantes de l’entendement pur8 (Quantité, qualité, relation, modalité, …). Ainsi les docteurs de l'Islam, comme le souligne l'islamologue français Roger Arnaldez, soutiennent qu'Allah ne serait « même pas lié par sa propre parole »9, et que les catégories divines nous seraient définitivement hors de portée. Ainsi l'on pourrait très bien se figurer que Dieu, dont le dessein nous est complètement inatteignable, trompe l’Homme sur son essence, sa vérité apparente et celle du monde. Les commentateurs s’accordent pour dire, à la suite du pape, que Dieu deviendrait dès lors l’être par excellence de l’Arbitraire. La Raison n’est plus ainsi qu’une faculté humaine, trop humaine, réduite à un ensemble de relation logique sans lien avec la Vérité originelle et primordiale ; et la Foi une forme d’idolâtrie nécessaire au salut des hommes.
Figure 1 : « Ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu »
La vision de saint Augustin, Vittore Carpaccio, début XVIe
A la différence de cette conception que je qualifie ici d’ « hyper-transcendante » de l’essence divine, s’oppose celle de la transcendance dans son acceptation catholique. Benoit XVI met en lumière ici que la foi de l'Eglise s'est toujours tenue à la conviction qu'entre Dieu et l’Homme, entre son Esprit créateur éternel et notre raison créée, il existe une vraie analogie dans laquelle « les dissemblances sont certes assurément plus grandes que les ressemblances, mais toutefois pas au point d'abolir l'analogie et son langage ». Le fondement de la qualité de la raison humaine est donc qu’elle trouve une analogie, une correspondance essentielle, bien qu’imparfaite, avec les catégories divines. Pour Benoit XVI, le Dieu véritablement divin est « ce Dieu qui s'est montré comme logos et qui, comme logos, a agi et continue d'agir plein d'amour en notre faveur »10.
Partant de ce constat sur la doctrine de la Foi, il convient dès lors de s’interroger sur l’origine de cette analogie qui sera par suite décisive au développement et à l’épanouissement de l’esprit scientifique européen dans toutes ses acceptations. Car en effet si l’utilisation de sa raison par l’Homme est un devoir d’ordonnance divine, quoi de plus admirable que de comprendre la création divine en la rationnalisant ? Il est à noter à cet effet que c’est aussi cette pensée, bien qu’elle ait favorisé le développement sans précédent des sciences et des techniques que l’Europe a connu, qui donnera libre cours à l’épanouissement des courants positivistes et scientistes du XIXe siècle une fois débarrassée de l’Idée de Dieu par le mouvement de sécularisation moderne.
L’origine de cette congruence, le pape la trouve dans la rencontre naturelle de la pensée grecque et du message spirituel chrétien. Cette rencontre apparait ici comme « naturelle » dans le sens où elle était pour ainsi dire destinée à s’opérer conformément au mystère de la Foi. Benoit XVI voit en effet dans cette rencontre une étape fondamentale dans le processus de Révélation et de transmission du message christique. Il cite pour les besoins de sa démonstration la première phrase du livre de la Genèse, qui une fois modifiée par Saint-Jean11 illustre à merveille ce rapprochement. En effet là où le texte hébraïque originel déclare qu’«au commencement était le Verbe », l’évangéliste, figure emblématique du syncrétisme que l’époque opère entre le monde grec et les écrit bibliques, réécrit qu’«au commencement était le logos ». Plus qu’un simple rapprochement sémantique due au double sens du mot logos, à la fois « Verbe » et « Raison », c’est toute l’essence même des concepts que recoupent ses termes qui s’en trouvent confondues. Dans la chronologie biblique, ce changement de paradigme trouvera plus tard sa concrétisation admirable dans le Nouveau Testament, lorsque Jésus, homme et Dieu, humanisera par sa personne les catégories divines autant qu’il divinisera l’emploi de la raison humaine. En effet si Dieu fait homme se sert du logos, c’est qu’il y a une prescription absolue de l’utilisation, tempérée par la morale chrétienne, de cette faculté. Bien évidemment, il est bon de notifier que Benoit XVI étant pape, il est pétri du mysticisme que sa fonction requiert. Ainsi il n’hésite pas à affirmer que « La rencontre entre le message biblique et la pensée grecque n’était pas un hasard », prenant l’exemple de Saint Paul qui, alors que les portes de l’Asie lui furent fermées, rencontra un Macédonien qui lui supplia de passer en Macédoine afin de « Venir à son secours ! » et opérant ainsi plus tard l’une des plus vastes opérations de syncrétisme entre esprit grec et foi chrétienne. Le message de Benoit XVI quant à l’hellénisation de la Foi chrétienne est ici clair : la transcription grecque de l’Ancien Testament réalisée à Alexandrie, la Septante, est bien plus qu’une simple traduction. Elle est un « témoignage textuel » marquant une « étape spécifique importante de l’Histoire de la Révélation ». A la manière de Chesterton12, qui voyait dans le cours de l’Histoire antique le signe de la volonté divine, l’esprit grec et le logos font progresser la Foib. C’est dans cette optique que l’empereur Byzantin Manuel II a pu dire « Ne pas agir avec le logos est contraire à la Nature de Dieu ».
C’est à l’occasion de la fin de cet argumentaire que le pape souligne ce qui s’apparente à une évidence aux yeux d’un européen conscient de son identité : « la rencontre de la foi biblique et de l'interrogation sur le plan philosophique de la pensée grecque, à laquelle vient également s'ajouter par la suite le patrimoine de Rome, a créé l'Europe et demeure le fondement de ce que l'on peut à juste titre appeler l'Europe ».
La modernité ou le processus de déshellénisation de la Foi
Dans cette logique, il est aisé de comprendre que toute tentative de déshellénisation reviendrait à une volonté d’arracher la raison au processus de Foi, et serait considéré comme une régression de la doctrine par rapport à une prescription divine. C’est dans la deuxième partie de son discours que Ratzinger analyse les causes historiques et les évolutions de la pensée religieuse qui ont pu faire émerger l’Idée très moderne de séparation définitive entre Foi et Raison, entre la logique du croyant, devenue simple expression d’une subjectivité personnelle, et la logique du scientifique, comme utilisateur d’un outil de compréhension du monde totalement déconnecté d’une quelconque forme de spiritualité. Le pape distingue ainsi trois grands moments de l’Histoire des idées théologiques qui célèbreront l’« exigence d’une déshellénisation de la pensée »13.
Le premier mouvement de déshellénisation s’explique comme une conséquence de l’impact des thèses de la réforme protestante sur les esprits européens. En effet dans leur recherche de dépouillement de la doctrine chrétienne afin de retrouver en cette dernière la substantifique moelle de ce qui fait la Vérité de la Foi, les réformateurs, et tout particulièrement Luther, bâtirent un dogme exsangue de toutes les influences et interprétations extérieures qui ont étayé l’évolution historique de la Foi chrétienne. C’est par opposition à la scholastique, comme discipline intégrant la Foi à l’intérieur d’un ensemble philosophique cohérent, ainsi qu’à toute influence d’une pensée extérieure aux seules Ecritures Saintes supposée dévoyée la Vérité originelle des Evangiles, que les protestants créèrent le principe de la Sola Scriptura. Ce principe, véritable pilier de la Réforme, signifiant « par l’Ecriture Seule », pose en Vérité définitive que la Bible est l'autorité ultime à laquelle les chrétiens et l'Église se soumettent, pour la foi et la vie chrétiennes. Comme le souligne Benoit XVI, « La Sola Scriptura recherche (…) la pure forme primordiale de la foi, telle que celle-ci est présente à l'origine dans le Parole biblique. La métaphysique apparaît comme un présupposé dérivant d'une autre source, dont il faut libérer la foi pour la faire redevenir totalement elle-même ». Ce principe exclu ainsi d’emblée la Ratio grecque des outils d’accès à la réalité dans sa globalité, perçue comme un dévoiement de la parole du Christ. Cette recherche de la pureté de la foi influença l’Europe et les esprits bien au-delà des seuls cercles de croyants réformés, et donna une assise conceptuelle à la séparation franche qu’opéra la philosophie des Lumières entre la Raison, comme principe universel, et la Foi. La célèbre affirmation de Kant est dans cette optique parfaitement représentative de cette évolution de la pensée. Il déclare : « J’ai dû renoncer à la pensée pour laisser place à la foi »8. Et Benoit XVI de commenter qu’« avec cette affirmation, Kant a agi en se basant sur ce programme avec un radicalisme que les réformateurs ne pouvaient prévoir. Ainsi a-t-il ancré la foi exclusivement dans la raison pratique, en lui niant l'accès au tout de la réalité ».
Le deuxième grand mouvement de déshellénisation, prenant sa source au XVIe et XVIIe, se fonde sur ce que Benoit XVI nomme l’ « autolimitation moderne » de la raison14. C’est en effet ici la raison elle-même qui va s’interdire de discuter des questions de Foi, via la collusion des deux grandes pensées inspiratrices de la démarche scientifique moderne que sont le cartésianisme et l’empirisme. Le premier courant va poser en axiome la structure mathématique de la matière, sa « rationalité intrinsèque » comme l’écrit le pape, permettant sa compréhension et son utilisation effective ; le deuxième envisage la réalité du monde dans la mesure du contrôle de la vérité ou de l’erreur d’une proposition scientifique par l’expérience, fournissant une certitude décisive. Il va sans dire que le progrès scientifique fulgurant de l’époque moderne donnera à cet esprit de scientificité une telle assise que bientôt seul le « type de certitude dérivant de la synergie des mathématiques et de l’empirique nous permet de parler de science ». Et de là la disjonction achevée avec la Foi : les questions de Dieu, de sa nature et de son existence sont dès lors jugées comme des interrogations relevant du domaine de l’a-scientificité, car procédant d’un objet qui échappe à la double exigence formée par le cartésianisme et l’empirisme moderne. Le pape souligne que les questionnements d’ordre existentiel frappant tout homme, alors qu’ils prenaient une place centrale dans la théologie rationnelle du Moyen-Âge (particulièrement avec Saint Thomas d’Aquin), sont dès lors repoussés dans les domaines de la subjectivité pure. Les questions du salut, de l’éthique, de la morale et de la religion, ne répondant pas aux critères de scientificité posés par la raison moderne. Si l’on voulait résumer en une formule, la deuxième grande phase de déshellénisation, nous dirions que l’autolimitation de la raison a pour la première fois réduit la Ratio à l’objectivité, et Fides à la Subjectivité.
Enfin la troisième et dernière phase de déshellénisation mise en exergue par le pape, quoique plus mineure, prend place dans le contexte contemporain de l’arasement général des valeurs, et donc en conséquence de la reconnaissance de la spécificité culturelle de chacun. Ce phénomène, général dans le monde occidental, concerne aussi l’Eglise Catholique et sa doctrine.
Figure 2 : « L’autolimitation de la raison a pour la première fois réduit la Ratio à l’objectivité, et Fides à la Subjectivité »
Le songe de la raison engendre des monstres, Francisco José de Goya Y Lucientes (1797-1798)
Ainsi une partie de nos théologiens contemporains, imprégnée des thèses de la théologie WASP, considère que l’hellénisation de la Foi est une forme de « première inculturation », et qu’elle ne devrait pas être subie par les cultures non-européennes. Ainsi il conviendrait dans cette optique que chaque pan culturel de la planète qui adopterait la Foi chrétienne puisse avoir le choix de dépouiller la doctrine catholique de la partie hellénique afin de pouvoir mettre en adéquation avec ses spécificités séculières et philosophiques le message du Nouveau Testament. Cette mouvance, pourtant assez reconnue du temps du concile Vatican II, tend à perdre actuellement de son importance au sein des rangs à la Curie Romaine.
Faire front contre la déshellénisation et le désenchantement du monde
Face à ce processus de dé-raison de la Foi chrétienne, Benoit XVI affirme – c'est l'objet de cette dernière partie – son impact délétère sur l'esprit de l'homme européen et invoque la nécessité d'un retour à une Foi tempérée par le juste exercice de la Raison.
Aux thèses protestantes, voulant procéder à une épuration de la doctrine chrétienne de l'exercice de la Raison, il répond que cette volonté est chimérique car fondée sur un contre-sens primordial. Les protestants posent que seule l'Ecriture Sainte a valeur au sein de la doctrine de la Foi (elle est même la valeur). Mais vouloir une pureté idéale de l'Ecriture revient à nier le fait historique que le Nouveau Testament fut écrit en langue grecque, et que l'évangélisation progressive s'est faite par la rencontre - parfois violente - avec le terreau philosophique et culturel gréco-latin. Les réformés oublient que la volonté d'ôter l'influence grecque de la doctrine se bute à la réalité historique de l'écriture des Evangiles. Il rappelle que « le Dieu véritablement divin est ce Dieu qui s'est montré comme logos et qui, comme logos, a agi et continue d'agir plein d'amour en notre faveur ».
Aux thèses selon laquelle le processus de déshellénisation de la foi chrétienne serait légitime car conforme au respect des différences culturelles entre les peuples et à leur volonté d'adaptation de leur particularisme, la réponse du pape est univoque : « les décisions de fond qui concernent précisément le rapport de la foi avec la recherche de la raison humaine, ces décisions de fond font partie de la foi elle-même et en sont les développements, conformes à sa nature ». L'argument d'autorité de la doctrine vaticane est imparable : soit les cultures acceptent le message de Rome en tant que dogme fondateur de leur croyance et épousent la foi catholique ; soit elles sont de facto en dehors de l'Eglise Catholique. Croire le contraire reviendrait à asseoir un relativisme à l'intérieur même du dogme, en opposition totale avec son échelle de valeur. Benoit XVI reste sur ce sujet aussi clair que ferme : « le christianisme, malgré son origine et quelques développements importants en Orient [ou ailleurs], a trouvé son "empreinte historique" – et donc au même moment sa Vérité théologique – sur le continent européen ». Plus que cela, c'est dans la reconnaissance de cette donne européenne du christianisme qu'est possible selon Benoit XVI « le dialogue des cultures dont l'homme occidental a un besoin urgent ». A mille lieux des canons multiculturalistes anglo-saxons ou de l'Universalisme outrancier dont fait preuve une partie de l'Eglise contemporaine, ce n'est pas dans le renoncement de son identité que le dialogue avec l'Autre est possible, transformant selon la formule d'Hervé Juvin l'« Autre » en le « Même », mais dans l'affirmation d'une séparation entre le Même et l'Autre, et dans la contemplation réciproque de cette altérité.
Enfin, et c'est peut-être là l'antithèse la plus importante du discours, Benoit XVI soutient que le processus d'autolimitation de la Raison dans son rapport à la Foi, i.e. de la réduction de la Raison au seul assemblage du cartésianisme et de l'empirisme, est le plus néfaste dans son aboutissement paroxystique. Alors que l'« ethos de la science moderne », en tant que recherche de la Vérité, dit Benoit XVI, émanait à l'origine directement de l'attitude chrétienne face au monde, c'est le refus catégorique qui s'est instauré au fur et à mesure de l'époque moderne – sans doute consolidé par l'efficacité et l'utilité des sciences et techniques – de donner gage de rationalité à la théologie et aux interrogations existentielles humaines qui ont consommé la rupture entre Foi et Raison.
Les cheminements historiques ainsi séparés des concepts de Fides et Ratio ont conduit, tous deux dans leur acceptation respective, à ce que le pape nomme les « pathologies menaçantes de la religion et de la raison », considérées dans leurs dévoiements post-modernes comme « une situation des plus dangereuses pour l'humanité ».
Du côté de la Raison : étant émancipée définitivement du cadre explicatif de la réalité dans sa globalité fourni par la Foi, elle va concentrer toutes les attentes des esprits européens à un égard précis : en tant que principe explicatif définitif et absolue du monde. Cette pose philosophique caressera trois siècles durant l'espoir d'un Univers parfaitement ordonné à la raison humaine, allant même jusqu'à songer que la morale et la question du salut pourrait trouver une assise rationnelle. Le scientisme, comme aboutissement de cette logique, rêvera ainsi d'un homme débarrassé de ses angoisses existentielles par le seul exercice de la raison.
Notre réalité contemporaine dévoilera que loin de réaliser ces ambitions, la rationalisation outrancière du monde, couplée à l'incapacité de formuler une explication achevée de l'ordonnance de celui-ci, enfermera notre univers moderne dans un désenchantement matérialiste paroxystique. La question du sens étant alors complètement abandonnée, la volonté de l'individu occidental devient ce qu'Heidegger nomme la « Volonté de Volonté »15. L’homme post-moderne se perd dans une extension maximale de son activité hyper-rationnelle pour palier au nihilisme de sa condition. A titre d'exemple, l'accumulation boulimique de biens matériels au sein des économies capitalistes apparait un des symptômes les plus marquants de cette hyper-rationalisation.
Pour ce qui est de la Foi, celle-ci n'ayant pas l'outil de validation empirique de sa consistance, Benoit XVI déclare qu'il ne reste alors du christianisme qu'un « misérable fragment ». Pour lui : « les interrogations de la religion et de l'ethos, ne peuvent alors pas trouver de place dans l'espace de la raison commune décrite par la "science" entendue de cette façon, et elles doivent être déplacées dans le domaine du subjectif ». Sans la Raison pour opérer un trait d'union nécessaire entre les différentes subjectivités, la conscience subjective individuelle devient « la seule instance éthique ». Conséquence directe aux yeux de Benoit XVI : « l’ethos et la religion perdent ainsi leur force de créer une communauté et tombent dans le domaine de l'arbitraire personnel ».
Ainsi la Foi, perdant sa force de cohésion des groupes d'individus, et donc des peuples, disjointe de la Raison, permettra à l'homme occidental de déclarer « A chacun sa Foi ! ».
Finalement, le faux choix entre Foi et Raison modernes serait celui entre une pure mystique religieuse individuelle et l'immanence d'une hyper-raison, les deux ayant perdu la composante essentielle que l'autre lui apportait admirablement. Et c'est à ce choix, falsifié car amputant l'Homme d'une partie de son essence même, que Benoit XVI répond que la seul voie de salut provient de la réunion nouvelle de l'exercice de Ratio et de Fides. Il appelle chacun à cet exercice : « Nous y réussissons seulement si la raison et la foi se retrouvent unies d'une manière nouvelle; si nous franchissons la limite autodécrétée par la raison à ce qui est vérifiable par l'expérience, et si nous ouvrons à nouveau à celle-ci toutes ses perspectives. C'est dans ce sens que la théologie, non seulement comme discipline historique, humaine et scientifique, mais comme véritable théologie, c'est-à-dire comme interrogation sur la raison de la foi, doit trouver sa place à l'Université et dans le vaste dialogue des sciences ».
Figure 3 : « ayant perdu l'outil de validation empirique de sa consistance, (…) il ne reste alors du christianisme qu'un misérable fragment »
Michel-Ange, Le jugement dernier, Fresque de la Chapelle Sixtine, détail du damné exprimant désespoir, remord, anéantissement physique et spirituel (1537-1541)
L'union de la Foi et de la Raison, de son dialogue et ses oppositions, aura toujours été à l'origine de la quintessence de la civilisation européenne, comme une lueur de son génie dans le ciel bas de l'Humanité. Cependant si le pape appelle de tout cœur cette réconciliation, il ne donnera ici aucun programme clair sur les modalités de cette-dernière.
Il laisse néanmoins une piste de réflexion en évoquant la raison moderne. Celle-ci contient en elle une interrogation qui la transcende, celle de l'essence des choses, de la contingence admirable de l'ordre du monde. C'est cette interrogation, simple et belle, celle du "Pourquoi est-ce ?" primordiale, celle d'un principe dépassant l'homme et sa seule rationalité au cœur même de cette rationalité, à laquelle il convient nécessairement d'apporter une réponse.
III. Conclusion : Fausses polémiques et génie du discours
Il est admirable de constater, à la lecture et à l’analyse du discours de Ratisbonne, que la polémique sur le dessein secret du pape Benoit XVI de raviver le conflit de civilisation entre la Croix et le Croissant était éminemment malhonnête et obscène. Loin d’être le propos central du texte, mais bien seulement une illustration judicieusement choisie afin d’étayer une démonstration, le passage sur l’Islam semble surtout avoir servi de prétexte au déclenchement d’une guerre idéologique contre le dernier grand représentant historique du conservatisme et du traditionalisme catholique et européen. Comme le soulignaient les géopoliticiens Aymeric Chauprade et Hervé Juvin, spécialistes de la question identitaire, les réactions outre-Atlantique ont eu tendance à montrer que l’Etat Profond américain a vu dans le message de Benoit XVI un danger pour leurs intérêts en Europe, compris comme une affirmation claire et forte, relayée et soutenue, d’une assise, d’une identité, et donc d’une spécificité politico-culturelle éminemment européenne.
En réalité, si cette question a attiré toute l’attention des mass-médias, le cœur du discours n’est pas là. Ce que propose de façon admirable Benoit XVI, dans sa volonté d’analyse des disjonctions de la Foi et de la Raison et dans son appel à une synergie entre ces deux principes, c’est un antidote contre le nihilisme qui touche l’Europe occidentale. En lecteur attentif de Lévi-Strauss, il sait pertinemment que les civilisations ont horreur du vide, et que la faible volonté de puissance européenne ne suffira pas à faire vivre l’esprit du continent. Tout le génie du discours réside donc dans la conviction, si simple et si puissante à la fois, que la réhellénisation de la pensée européenne, couplée à une réappropriation individuelle de la Foi comprise dans son acceptation Catholique Romaine, sera la voie de salut du continent.
Dans l’optique de mettre un terme à la dormission européenne, nos premières réflexions nous ont menées à l’évidence que la création d’un système qui respecterait toutes les composantes de l’identité européenne, et dont fait partie intégrante la Foi chrétienne couplée à la raison grecque, était indispensable.
Cependant, il est bon de rappeler que malgré le labeur considérable que représente à elle seule la mise en forme théorique d’un tel objectif, la concrétisation de celui-ci ne résoudra pas les fléaux du nihilisme occidental, de l’abime existentiel ouvert sous les pieds d’un individu européen démuni de toute spiritualité. Pis encore : il se pourrait que cette situation freine à terme la mise en place d’institutions garantes du respect de notre identité. En effet à quoi bon défendre avec passion l’identité chrétienne d’une Europe qui ne compte plus aucun croyant sur son sol ?
L’individu européen sera défenseur actif de son identité civilisationnelle millénaire ou ne sera pas, c’est un fait entendu. Mais il conviendrait d’ajouter qu’il lui faudra aussi ré-enchanter cette identité et éprouver la transcendance qu’il se sera choisi.
La question, dont l’insolubilité affichée apparait d’ores et déjà insupportable, mérite toute notre attention :
Comment recréerons-nous la Foi en Europe ?
Pour le SOCLE
- Il y a un devoir incompressible pour le croyant de soutenir sa Foi grâce à la raison
- Ce devoir s’appuie sur une prescription divine
- L’esprit grec et le logos font progresser la Foi
- L’épanouissement de l’esprit scientifique européen émane de la place donnée à la Raison dans la doctrine chrétienne
- La rencontre de la foi biblique et de l'interrogation sur le plan philosophique de la pensée grecque, à laquelle vient également s'ajouter par la suite le patrimoine de Rome, a créé l'Europe et demeure le fondement de ce que l'on appelle l'Europe
- Les thèses protestantes procèdent à une épuration de la doctrine chrétienne de l'exercice de la Raison
- Les réformés oublient que la volonté d'ôter l'influence grecque de la doctrine se bute à la réalité historique de l'écriture des Evangiles, étape décisive dans le processus de révélation
- La raison moderne s’est interdit de discuter des questions de Foi, via la collusion des deux grandes pensées inspiratrices de la démarche scientifique moderne que sont le cartésianisme et l’empirisme
- Contre l’autolimitation moderne de la Raison, la vraie théologie doit retrouver sa place à l'Université, i.e. dans son vaste dialogue avec les sciences comme discipline historique, humaine et scientifique
- Un mouvement relativiste néfaste récent déclare que la foi chrétienne sera légitime lorsque conforme au respect des différences culturelles entre les peuples et à leur volonté d'adaptation de l’Evangiles à leurs particularismes
- Contre le mouvement relativiste, un seul argument d’autorité : soit les cultures acceptent le message de Rome en tant que dogme fondateur de leur croyance et épousent la foi catholique, soit elles sont de facto en dehors de l'Eglise Catholique
- Nécessité de la création d’un système qui respecterait toutes les composantes de l’identité européenne, et dont fait partie intégrante la Foi chrétienne couplée à la raison grecque
- L’individu européen devra ré-enchanter son identité et éprouver la transcendance qu’il se sera choisi
- Se poser la question du « Comment recréer la Foi en Europe ? »
Repères bibliographiques
- Le Sel de la terre, Entretiens de Joseph Ratzinger avec Peter Seewald, é Flammarion/Cerf, 2005
- Jean-Marie Guénois, Que reste-il de Benoît XVI ?, Figaro VOX, 2014
- Réactions des musulmans suite aux propos du Pape, BBC News, sept. 2006
- Le monde appelle Benoît XVI à s’excuser, Le Nouvel Observateur, sept. 2006
- Benoit XVI, Foi, Raison et Université : souvenirs et réflexions, 2006
- Manuel II Paléologue, Entretiens avec un Musulman. 7e controverse, SC 115, Paris, 1966, pp. 22-29
- Manuel II Paléologue, Entretiens avec un Musulman. 7e controverse, SC 115, Paris, 1966, pp. 240-241
- Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, GF, Paris, 2006, pp. 78-85
- Arnaldez, Grammaire et théologie chez Ibn Hazm de Cordoue, Paris, 1956, p. 13
- Benoit XVI, Der Geist der Liturgie. Eine Einführung, Freiburg 2000, pp. 38-42
- Evangile selon Saint-Jean, Chapitre 1, Verset 1 à 7
- Gilbert-Keith Chesterton, L’Homme éternel, Ed. Dominique Martin Morin, 2004
- Grillmeier, Hellenisierung – Judaisierung des Christentums als Deuteprinzipien der Geschichte des kirchlichen Dogmas, Freiburg, 1975, pp. 423-488
- Joseph Ratzinger, Der Gott des Glaubens und der Gott der Philosophen. Ein Beitrag zum Problem der theologia naturalis. Johannes-Verlag Leutesdorf, 2005
- Jacques Taminiaux, « L'essence vraie de la technique », dans Michel Haar, Martin Heidegger, L'Herne, coll. « Cahier de L'Herne », 1983, p. 287-291
Notes :
a C'est cette partie du discours qui a alimenté toute la chaîne de polémiques stériles que l'on a connu. Le lecteur est donc invité à lire par lui-même le texte pour se faire sa propre opinion sur la soi-disant malveillance de Benoit XVI à l'égard de la foi mahométane.
b On note que ce mouvement d’hellénisation de la Foi chrétienne, loin de s’arrêter à l’Antiquité, trouvera une continuité formidable en les œuvres des pères de l’Eglise. Saint-Augustin et Saint Thomas d’Aquin contribueront à cet égard de manière décisive à la fusion entre les philosophies platoniciennes et aristotéliciennes et la doctrine catholique.